J’adore le mot grève. Pour sa sonorité. J’aime aussi que sa première définition soit « terrain uni et sablonneux le long de la mer ou d’une grande rivière » (Littré). Il y a une poésie de la grève, d’un calme mouvementé, qui n’a rien à voir avec l’image bruyante et stagnante qui bien souvent lui est attribuée. On se trompe lourdement sur la grève si on y voit un arrêt ; elle est plutôt une somnolence -même pas une pause-, elle est le geste même de mise en sommeil. Et dans le monde dans lequel on vit, endormi dans un flux d’activités fantômes, illusoires, il y a quelque chose de révolutionnaire dans l’action de la grève : dormir devient un acte qui à lui seul, dans sa concrétude d’acte (son actualité), repousse momentanément la charge oppressante des fantômes. Le gréviste prend la responsabilité de son propre sommeil. Alors l’État, cet affreux marchand de sable, est empêché dans le commerce indigne de son autorité.
mercredi 29 janvier 2020
mercredi 22 janvier 2020
J’ai commencé à lire La condition ouvrière de Simone Weil (j’aurais voulu parler de La Puissance et la Gloire de Graham Greene, fini il y a quelques jours et qui m’a beaucoup ému, mais les mots ne viennent pas…). Je n’ai lu que la préface, rédigée par une amie à elle et qui donne quelques éléments autour de cette sorte de retraite spirituelle de Simone Weil, alors philosophe respectée et engagée, qui a tout abandonné pour aller travailler en tant qu’ouvrière dans une usine de Saint-Etienne, ainsi que quelques lettres du début, écrites lors de ses premières semaines à l’usine, à destination de cette amie de la préface puis d’une ancienne élève. C’est déjà bouleversant. Elle semble toucher au cœur des choses, du mouvement de la vie intime et politique. Un extrait, particulièrement dur mais l’un des plus vifs, d’une lettre de 1934 à sa jeune élève, dans laquelle tout ou presque est essentiel :
« Assez parlé de moi. Parlons de vous. Votre lettre m'a effrayée. Si vous persistez à avoir pour principal objectif de connaître toutes les sensations possibles -car, comme état d'esprit passager, c'est normal à votre âge- vous n'irez pas loin. J'aimais bien mieux quand vous disiez aspirer à prendre contact avec la vie réelle. Vous croyez peut-être que c'est la même chose ; en fait, c'est juste le contraire. Il n'y a des gens qui n'ont vécu que de sensations et pour les sensations ; André Gide en est un exemple. Ils sont en réalité les dupes de la vie, et, comme ils le sentent confusément, ils tombent toujours dans une profonde tristesse où il ne leur reste d'autre ressource que de s'étourdir en se mentant misérablement à eux-mêmes. Car la réalité de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité -j'entends l'activité et dans la pensée et dans l'action. Ceux qui vivent de sensations ne sont, matériellement et moralement, que des parasites par rapports aux hommes travailleurs et créateurs, qui seuls sont des hommes. J'ajoute que ces derniers, qui ne recherchent pas les sensations, en reçoivent néanmoins de bien plus vives, plus profondes, moins artificielles et plus vraies que ceux qui les recherchent. Enfin la recherche de la sensation implique un égoïsme qui me fait horreur, en ce qui me concerne. Elle n'empêche évidemment pas d'aimer, mais elle amène à considérer les êtres aimés comme de simples occasions de jouir ou de souffrir, et à oublier complètement qu'ils existent par eux-mêmes. On vit au milieu de fantômes. On rêve au lieu de vivre. »
Cette même lettre si belle se termine par cette petite recommandation, magnifique de simplicité et d’attention à l’autre : « Jouissez du printemps, humez l’air et le soleil (s’il y en a), lisez de belles choses. ».
Clubbed to death (Lola) (1996) - Yolande Zauberman
Découvert un peu par hasard ce film-là dont je ne savais rien… L’histoire d’une fille qui, après s’être endormie dans le bus, se retrouve en pleine nuit aux marges de Paris. Le film se trouve dans un paradoxe étonnant, plutôt fécond -en tout cas assez troublant- entre un coté écorché vif et une grande tendresse du regard. La musique et la drogue relèvent artificiellement l’énergie vitale d’un environnement abîmé, isolé, plein de violences dans les rapports qu’il engendre. Mais les personnages se montrent doux les uns avec les autres, d’une douceur parfois agrémentée d’une forme d’agressivité mais tout de même authentique, résultant d’un travail sur soi rendu sensible par le film, que chacun fait à la mesure de ses moyens. La vraie violence qu’on voit est surtout celle des déchirements intérieurs : tous (deux filles, un homme, et deux autres hommes) sont profondément seuls avec leurs sentiments. Rien ne sort, rien ne peut sortir : dehors il fait trop froid, il y a trop de bruit, c’est trop brutal. Mais la douleur intime de cette solitude contrainte est immense.
Le film fait quelque chose d’assez beau de l’héritage du clip. Il semble effacer tout ce qu’il y a de chichis et d’effets mode (et dans le clip, souvent, il n’y a presque que ça) pour ne garder que les cœurs qui battent au milieu du brouhaha. Et d’un couple dansant sur la piste, et de Béatrice Dalle regardant son amant en embrasser une autre, le film tire la substance tragique d’un monde où être seul avec ses sentiments s’avère inéluctable.
dimanche 19 janvier 2020
Esther et le roi (1960) - Walsh
Admiration cinéphile. Plaisir de voir un film aussi bien fait, ben pensé, avec une telle rigueur dans la simplicité. Pas de grandiloquence, juste un théâtre délicieusement démodé qui se joue en couleur et en scope dans des décors sachant rester à leur place, par des acteurs-figures-de-cire, représentant l’idéal d’un Hollywood déjà en pleine chute que l’on maintient artificiellement en vie dans quelques studios d’Italie. Il n’y a rien de l’obscénité du Cléopâtre (1963) de Mankiewicz, trop grandiose, trop évidemment hideux ; décadence ultime et solitude déchirante des acteurs. Dans Esther et le roi les acteurs sont avec le film, et le film avec ses personnages, dans un mélange de relâchement bizarre et d’extrême concision. La mise-en-scène n’opère que sur le strict nécessaire, le reste tient du dépôt : c’est là mais non pris en charge, ça vagabonde dans les interstices de ce récit si finement construit. Il n’y a rien à dire de l’histoire racontée, elle est quasi-parfaite (grandeur morale, totale transparence). Mais on pourrait parler, en revanche, de ce champ de ruine dans lequel se cache Simon exilé, terre d’une bataille entre la garde royale et les soldats du traître Haman, puis d’un combat viril entre Simon et le Roi pour le cœur d’Esther (que des enjeux moraux qui se recoupent d’enjeux sentimentaux, et le féminin et le masculin comme des mondes qui se démultiplient et entrent en collision). Derrière eux il y a la statue d’un guerrier de pierres à la tête coupée, une main tendue vers l’avant comme s’il brandissant une lance invisible. Rien ne la justifie, elle est simplement là, dans l’environnement. Vestige d’un temps de guerre glorifiée dont l’écho résonne encore sur le devant de la scène. Les échos comme celui-ci, circulation du mythe entre passé et présent, sont nombreux dans le film, et le creusent chaque fois depuis la surface de sa redoutable efficacité de cinéma jusqu’aux profondeurs d’une beauté indicible qui intériorise la fiction -celle du film, et celle d’une Histoire présente sans le dire, se rejouant sous nos yeux à condition que nous les gardions ouverts ne serait-ce que quelques instants. Ayons pour Walsh la gratitude de nous accorder cette confiance, lui chez qui reste intacte la croyance de Corneille et des Straub que les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer.
samedi 18 janvier 2020
Promenade dans les rues lumineuses de Rennes, sous le ciel bleu. Un léger vent frais me fait regretter de n'avoir pas mis d'écharpe. Lorsque je m'écarte des encombrements sonores du centre ville, j'entends des cris de mouettes se mêler aux chants des oiseaux dans les arbres alentours. J'aime les entendre, ces mouettes ; elles ouvrent la ville à la présence de l'horizon pourtant lointain de la mer. Pas d'étouffement ici, Rennes est aérée et hospitalière. Je passe souvent devant des immeubles en travaux. Il parait que la municipalité s'est engagé depuis quelques années dans des projets conséquents de rénovation urbaine. Ça se voit, c'est là. Lorsque je regarde un chantier, même vide, je ne peux m'empêcher de penser aux gens qui y travaillent. C'est étrange cette empathie très forte que j'éprouve à l'égard des artisans et paysans. Je ne sais pas d'où ça vient. Mon nom est associé à la Rennes artisanale : Melaine de Belenos, comme la Vilaine qui traverse la ville, et comme Saint-Melaine qui lui a donné sa bénédiction. Et Meunier pour le métier de celui qui travaille de ses mains pour nourrir le peuple. Je parle des artisans, des paysans : ces corps-là souffrent. De leurs efforts, bien sûr, mais surtout de l'oppression qu'ils subissent depuis si longtemps, qui les détruit, les tue. Il y a des grèves en ce moment, le pays exprime sa colère. Nous sommes dans un devenir-révolutionnaire. Mais une révolution est-elle envisageable ? Que se passera-t-il ensuite ? Que faire de toute cette violence... Je la désire, en tout cas, car je sens un trop-plein qui est insupportable. Nous sommes au bout de quelque chose, il faut que ça sorte. Que ça crie, que ça craque. Ça ne peut se faire que dans la violence. Mais d'une violence que j'espère la moins barbare possible... Une violence libératrice, dont le devenir serait une forme de paix. Passage près des bateaux amarrés sur le bord de la rivière. Fascination instantanée, toujours. L'un d'eux est nommé Nävis. C’est une péniche hollandaise bâtie à Groninguen en 1897, d'un bois ferme, capable de s'adapter au rythme des fleuves qu'il traverse. Il est très beau, je rêverais d'en avoir un comme celui-ci. Me voilà dans un petit parc que je ne connaissais pas, à côté du canal Saint-Martin. Il n'y a pas grand chose : une grande cabane en bois, une aire de jeu pour les enfants, deux ânes dans un enclos, et des étendues vertes. Plusieurs familles sont là, quelques vélos aussi, mais l'ambiance est très calme. Simple et spacieux. Le soleil est de plus en plus bas. J'ai froid aux mains, je rentre à la maison.
jeudi 16 janvier 2020
La femme de l'aviateur (1981) - Rohmer
Revu pour la troisième ou quatrième fois ce film dont j’aime dire qu’il est pour moi l’un des plus agréables au monde (disons premier à égalité avec Hatari ! de Hawks). Très légère dévaluation. Comme l’impression que quelque chose s’essouffle un peu, qui tient à ce qu’est le film : rien de plus qu’un amusement, un pur plaisir. Mais quand même, quel plaisir ! Rohmer, alors sûr de son art, routinier infaillible, incapable de rater un film, s’autorise presque une heure d’intermezzo à l’air libre entre deux morceaux de rohméritées bricolées dans un tout petit appartement dépourvu de cuisine. A sa disposition un lieu vert et ouvert, les Buttes-Chaumont, une jeune actrice frivole et exotique aux airs de Cluny Brown, Anne-Laure Meury, et l’argument d’une filature pour permettre de construire un suspense palpitant à partir de quelques pas et d’un ou deux regards. Nous voilà en plein film d’espionnage improvisé, au milieu des passants qui passent et sont accueillis par la caméra comme des fictions en puissance (comme au début des Espions de Blaise, où se succèdent sur la place quantité de lyonnais dotés de lunettes de soleil, potentiels espions se promenant innocemment au beau milieu du film). Respirations autonomes, circulations tranquilles des bruits du monde : c’est l’hospitalité rohmerienne, toujours touchante (ces enfants qui courent sur le muret où se tourne la scène, montrés quand même malgré le faux raccord), importante à redire encore au temps où un certain cinéma parisien revendique une filiation en oubliant ce trait fondamental, cette ouverture sur le dehors -Paris, la France, l’époque, les autres surtout, qui ne sont pas les petits bourgeois mais qui sont là aussi, histoire de dire « le parc des Buttes Chaumont n’appartient pas au cinéma ».
L’histoire, donc, d’un jeu de piste imprévu, comme une récréation entre deux scènes longues et pénibles (pour les personnages, et pour le spectateur aussi s’il n’y avait pas cette grande bouffée d’air infusant sur le reste), qui s’invente à partir d’une rencontre avec une actrice. Ou peut-être est-ce une petite fée, apparaissant lors de la sieste pour enchanter la journée de sommeil ? Elle semble faite pour ça : sourire et faire sourire. Procurer un plaisir qui est un vrai plaisir de cinéma, celui de jouer à deviner ce qui se cache derrière les apparences. Juste comme ça, pour s’amuser. Prendre le désir, et son revers la peur, dans leur aspect ludique : en faire une comédie. (c’est le côté Hitchcock, La Mort aux trousses). Le merveilleux du film, c’est le visage lumineux de Philippe Marlaud au café en face du cabinet de l’avocat. Lui qui était pataud, collant, un peu benêt, à s’embourber tout seul dans une sentimentalité gluante, acquière une sympathie qui n’était pas gagnée d’avance au contact d’Anne-Laure Meury. Et lorsqu’il se prend tout à fait au jeu, lorsque la joie de partager un peu de ses histoires perso sous la forme d’une distraction d’après-midi fait pétiller ses yeux, alors je crois qu’à ce moment-là il est devenu beau.
L'Adieu (2020) - Lulu Wang
Une famille d’immigrés chinois vivant à New York apprend que la grand-mère a un cancer en phase terminale. Elle décide de ne pas lui annoncer, parce qu’en Chine on considère que ce n’est pas le cancer qui tue mais la peur du cancer. Le faux mariage d’un cousin est donc organisé pour prétexter une venue de toute la famille en Chine, histoire de voir peut-être pour la dernière fois la grand-mère tout en gardant secrète sa maladie.
Le film semble tenir beaucoup de la série télé contemporaine : un petit coté branché pas trop voyant, la conscience de n’être qu’un film de l’année parmi des centaines d’autres (et la modestie et l’inconséquence qui vont avec), un certain minimalisme appliqué : les acteurs et les dialogues avant tout (pas vraiment de sentiment de l’espace)… Mais quelque chose qui n’est presque jamais pris en charge dans les séries d’aujourd’hui est ici posé d’emblée comme le grand problème du film : le rapport du corps à la parole (y compris ses silences). L’autre jour je suis tombé par hasard sur un épisode de Anne with an E (2017-2019). Deux filles se disputaient dans une grange. La caméra, comme souvent, ne savait pas où se mettre ; les actrices non plus. Elles semblaient pétrifiées, crispées même, concentrées uniquement sur un texte à déverser avec virtuosité. L’une d’elle se met à pleurer, mais tout est faux. Il n’y a qu’un flux de parole ininterrompu, un texte maître qui court à perte. L’espace, les corps, n’existent pas. Tout est paralysé. Dans L’Adieu, cette paralysie-là devient le sujet. Il s’agit de se demander comment un corps retient dans le silence une émotion qui de toute part s’apprête à déborder. Lorsque la jeune héroïne du film (que ses parents interdisent de venir voir la grand-mère parce qu’elle est un « livre ouvert ») débarque de façon inattendue dans la maison en Chine, en plein repas familial, et qu’elle regarde sa grand-mère, on perçoit dans son corps tassé toute la charge de tristesse contenue qu’elle doit à tout prix ne pas dévoiler. Elle reste un moment sans bouger. Elle est d’abord avec elle-même dans le silence : avant de dire quoi que ce soit, il lui faut le temps de tout loger en soi dans un endroit secret d’où rien ne pourrait rejaillir. Comme un voleur cachant précipitamment son butin avant d’aller ouvrir aux policiers qui sonnent à sa porte. Puis, une fois que le chagrin et le déni ont pu s’incorporer, la parole se délie : elle salue sa grand-mère et lui exprime sa joie de la revoir. Tout en gardant pour elle, bien cachée, la conscience que cette petite joie-là est l’une des dernières.
Je me promène dans les rue de Rennes et j’aperçois en passant deux artisans devant la porte ouverte d’une maison, sans doute en pause (on entend depuis l’intérieur le bruit des travaux). L'un a sa main appuyée sur la chambranle d’en face (son bras barre l'entrée), le bassin légèrement courbé. L'autre se trouve à un petit mètre, il fume, il se tient droit mais d'une droiture non-conventionnelle, qu'on sent pensée par le corps pour sa stabilité. L'un comme l'autre semblent guidés instinctivement par leurs corps : il n'y a ni gène, ni pose, ni cérébralité dans la posture.
Dans un groupe d'étudiants il y a toujours une sorte de gaucherie : on se tient comme ça parce qu'il le faut, parce qu'une certaine idée de la norme nous l'a dicté, plus ou moins consciemment. Mais dans un inconfort ; le corps est vécu comme une contrainte (il faut faire avec). J’y sens comme un manque, non pas de vie mais de pensée, c'est-à-dire d'attention à ce qui vit. Attention qui ne passe pas nécessairement par un esprit qui aurait le contrôle ; tout vibre (tout pense). Pour que le corps trouve cette ferme liberté, si belle, que j'ai vu chez les deux ouvriers, il a besoin d'une pleine écoute, d'une conscience de sa propre existence. Sentir qu'on a des pieds, des mains, des muscles, des os, de la peau partout, et les sentir ensemble, d'instinct, cela demande une forme de laisser-vibrer. Et il me semble que la voir, et la dire, cette forme, revêt une certaine importance. Car elle décèle une beauté première et nécessaire qu’on a tendance aujourd’hui à oublier, sinon à mépriser.
mercredi 15 janvier 2020
Vu hier après-midi en salle Séjour dans les monts Fuchun (2020), le premier film d’un chinois du nom de Xiangang Gu, que Blaise m’avait recommandé, et hier soir Sinbad : la légende des sept mers (2003) de Dreamworks, avec Lorine, mais peu de choses à en dire… Le premier m’a ennuyé : trop pesant, d’une ampleur trop revendiquée… Le second m’a diverti, mais rien de plus, c’est un produit de bonne tenue mais je ne suis pas sûr qu’il ait un grand intérêt. Pour le sentiment de la noblesse du pirate, autant revoir Le Voleur de Bagdad (1924) ou Anne of the Indies (1951), desquels le film de Dreamworks tire sans doute une partie de son souffle chatoyant et aventureux -on y perçoit le squelette d’une rigueur classique.
J’éprouve le sentiment paradoxal d’être un peu fatigué du cinéma -et plus encore de la cinéphilie, de laquelle je parviens enfin à me distancer ces dernières semaines- mais d’avoir de franches envies de film, et d’écrire à propos des films. Ceux que j’ai aimés récemment m’accompagnent et me font du bien. Je repense beaucoup au plat fumant de pommes de terres déposé sur la table dans Ins’t Life Wonderful, et à ce moment dans la forêt où soudain le souffle de l’environnement semble venir en aide aux personnages fatigués de leur labeur. Réminiscences aussi des fantômes fordiens, et de son amour des personnages -désir d’en (re)voir d’autres, bientôt. Obsession de Nana de Massadian, et de cette petite fille si extraordinairement libre et responsable de sa présence dans le monde. Je suis particulièrement sensible, ces derniers temps (mais ce depuis longtemps), à ce qui touche à une forme d'écoute et d'attention réelle aux enfants. Je crois que ça manque, qu'on a normalisé un rapport de pouvoir et d'autorité d'une violence terrible, si ancré qu'il se manifeste même à partir d'intentions tout à fait bienveillantes. Et c'est très douloureux, ça, pour moi, ce terrorisme contre l'enfance. Alors quand je vois des moments d’authentique liberté, où un enfant, ne serait-ce que quelques instants, n'est plus soumis aux lois du monde des adultes, je suis comblé de voir qu’on a su se montrer vraiment à l’écoute. Belle émotion dans Tommaso lorsque la petite Deedee, revenant du parc, répond à sa mère qui lui demande comment s’est passé sa journée par un "Elisa a pleuré", comme si cette empathie éprouvée pour son amie était l’événement premier, plus important que les plaisirs de la glace ou de la balançoire. Il y a là un sens inné de la priorité, de ce qui compte, qui souvent se perd par la suite, encombré par maintes conventions et une grande part d’inattention -à soi, aux autres.
Très préoccupé aussi, par extension, par les questions d’éducation. J’en parle souvent autour de moi. Je me sens très seul à voir dans l’idée-même de l’école telle qu’elle existe (un prof faisant autorité devant un groupe d’élèves, des savoirs à transmettre -les mêmes pour tous-, des règles strictes et rigides -devoir, horaires-…) une forme de fascisme. Mêmes les réformistes les plus tenaces croient encore quand même en l’idée d’éducation, en la force du savoir. Moi, je n’y crois pas. Je ne suis même pas sûr d’y avoir déjà cru. Mon rapport à l’école a toujours été compliqué : quelque chose au fond de moi y a vu dès le départ une forme d’absurdité, et malgré l’aisance que j’avais à me jouer des contraintes imposées, j’ai beaucoup souffert de leur grande violence. Un film aujourd’hui me paraît nécessaire : En Rachachant (1982) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il dure 8 minutes, est adapté d’un texte de Marguerite Duras. C’est l’histoire d’un enfant, Ernesto, qui refuse de s’instruire parce qu’à l’école on lui apprend des choses qu’il ne sait pas. « Mais alors comment l’enfant Ernesto envisage-t-il d’apprendre ce qu’il ne sait pas encore ? » lui demande son professeur. « En rachachant » répond-t-il. Le film est hilarant. On y voit tout : le fascisme et l’absurde. Et l’on se dit -je me dis- qu’il ne nous reste plus qu’à rachacher, comme Nana dans le film de Massadian, ou comme Deedee dans Tommaso, qui regarde la danse d’une femme à la télé puis la reproduit seule, à sa façon, dans le couloir de son appartement. On n’apprend rien à un enfant, ni à quiconque : chacun se forme seul. La meilleur chose que l’on puisse faire pour l’autre est de peupler son horizon, sans force, sans oppression. Ne pas convaincre, ni obliger. A lui seul, adulte comme enfant, devrait revenir la responsabilité de choisir si ce qu’il voit peut lui servir d’exemple.
Ces mots de Duras encore, qui sans cesse me reviennent :
« On ne peut jamais obliger un enfant à lire.
L'enfant qui est puni parce qu'il lit des bandes dessinées, cessera peut-être de lire celles-ci, mais il ne passera jamais sur ordre à d'autres lectures. Ou alors on l'endoctrine, et ce résultat est le pire de tous. En Allemagne hitlerienne, en Russie soviétique, il n'y a que des films dogmatiques. Le résultat obtenu est le pire de tous. Il n'y a qu'à voir ce qu'a donné l'obéissance inconditionnelle des troupes et du personnel du P.C.F., ce nivellement de l'intelligence, ce déplacement horrible de la personne à son cadavre. Ça a donné les jeunes catéchisés nazis ou soviétiques, les jeunes soldats de Prague et de Kaboul. On ne pourra jamais faire voir à quelqu'un ce qu'il n'a pas vu lui-même, découvrir ce qu'il n'a pas découvert lui seul. Jamais sans détruire sa vue. Quel qu'en soit l'usage qu'il en fait, sa vue.
Ce spectateur, je crois qu'il faut l'abandonner à lui-même, s'il doit changer, il changera, comme tout le monde, d'un coup ou lentement, à partir d'une phrase entendue dans la rue, d'un amour, d'une lecture, d'une rencontre, mais seul. Dans un affrontement solitaire avec le changement. »
samedi 11 janvier 2020
Merveilles à Montefermeil (2020) - Jeanne Balibar
Un film authentiquement déjanté, d'une fantaisie sans limite. Ça se passe à Montfermeil, on y suit le quotidien des employés de la municipalité à partir du lancement d'une nouvelle politique, qui se veut multiculturaliste (Mathieu Amalric lance la Montfermeil Intensive School of Languages), patiente et reposante (plein de mesures visant à prendre le temps, et notamment une sieste obligatoire !). Ce qui m'a touché, entre autre chose, c'est la façon dont l'enchantement des conditions de travail de cette municipalité, couplée aux personnages tous plus loufoques les uns que les autres -et toujours honorés dans leur loufoquerie singulière-, dont la rencontre donne lieu à des situations parfois complètement farfelues, c'est la façon dont tout ça, donc, cohabite sans trop de problème avec la bonne tenue du travail à faire. C'est un vrai beau film sur la vie de bureau et le fonctionnariat, où l'on voit les réunions, les projets, les liens avec les habitants, les pressions de la préfecture, les tensions entre collègues... Le tout, donc, dans une ambiance bordélique à souhait mais très à l'écoute du rythme de chacun, où les tâches sont effectuées et où la vie de quartier se passe bien. Ça là que réside l’intelligence politique du film : prendre les choses telles qu'elles existent (car le film sait ce que c'est qu'une réunion, un rendez-vous, etc, et ne triche pas avec ça), les perturber, les enchanter -y introduire le merveilleux-, et montrer que ça marche. Il y a quelque chose là-dedans de révolutionnaire -d'où peut-être l'accueil critique si mitigé.
Et puis quand même, c'est d'une sensualité ! C'est extraordinaire ce que font les acteurs avec leur corps : postures, mouvements, jeux de voix... Il y a une forme de burlesque sophrologique, où le jeu des corps assouplit et relâche le rythme saccadé du film. Ramzy, à nouveau, est magnifique : un homme câlin qui caresse tout ce qui bouge (et même ce qui ne bouge pas, comme les dossiers papiers de son bureau) et que tout le monde vient étreindre pour un peu de réconfort (jusque dans Second Life auquel il joue sur son ordinateur !). Il y a cette scène ahurissante -elles le sont toutes ou presque- durant laquelle il arrive à l’hôpital derrière un médecin assis et lui pose ses mains sur les épaules avant de l'enlacer progressivement tout en discutant avec la patiente. On se rend compte alors avec stupéfaction qu'on ne touche jamais un médecin (et surtout pas d'en haut, les mains sur les épaules) : il est une figure d'autorité, savante et froide. Mais dans ce film on ose le chaleureux, les contacts, et l'on tire sur les rapports de pouvoir comme sur quelque chose de malléable et d'extensible plutôt que dur et droit (pas de phallocratie !).
Et puis quand même : Emmanuelle Béart maire merveilleuse, comme une enfant (joueuse, attendrissante et capricieuse). Et puis un couple : cette femme qui ne supporte pas de ne pas être déguisée ; cet homme qui n'a pas de désir sans la déshabiller. Désaccord, trouble dans la relation, puis terrain d'entente (trouvé en partie grâce à l'aide des deux conseillers sexuels engagés par la mairie pour aller de maison en maison) : la femme mettra dorénavant deux déguisements l'un par-dessus l'autre, pour que son amant puisse en retirer un mais qu'elle reste déguisée -alors le désir et le plaisir charnels s'épanouissent à nouveau. Et puis le rap, pris vraiment pour ce qu'il est, sans condescendance ni fétichisme : une musique qu'on peut écouter et aimer (qu'on écoute et qu'on aime, à Montfermeil), dont on peut se servir comme n'importe quelle autre dans un film sans en faire un fromage, sans se la jouer djeuns ou décalé (du coup, le fromage, c'est moi qui le fais). Et puis les rencontres avec les habitants du quartier, presque documentaires, pleines de respect. Et puis la comédie de remariage discrètement infiltrée. Et puis Anthony Bajon, cantonné jusqu'alors à des rôles de gamin de campagne inadapté (il a eu l'Ours d'argent en 2018 pour son rôle dans La Prière, le navet de Cédric Kahn), ici très réjouissant dans son association complice avec la vieille Bulle Ogier. Tous deux fomentent des plans mystérieux et adressent à la mairie des lettres secrètes signées "quelqu'un qui vous veut du bien". Merveilles à Montfermeil est comme l'une de ses lettres : une proposition révolutionnaire pour un quartier -et un pays- à qui elle veut du bien.
jeudi 9 janvier 2020
Les Deux Orphelines (1921) - Griffith
Grand mélo hollywoodien qui prend pour sujet la Révolution française. Toujours étonné par cette faculté propre au cinéma américain, née de Griffith d’ailleurs (et de DeMille), de regarder l’Histoire des autres et d’en tirer ce qu’il peut y avoir d’universel avant de la faire sienne, comme si à travers elle c’était l’Histoire américaine qui s’écrivait. Il y a bien sûr quelque chose de pervers dans ce geste d’appropriation (mais une histoire appartient-elle à qui que ce soit ?), mais aussi une forme d’humanisme extraordinaire dans l’idée que ça donne de la fiction : un événement qui concerne chacun, comme la genèse du monde humain (la Bible, modèle ultime pour Hollywood).
Puis il faut dire aussi que Griffith est particulièrement adroit pour passer du général au particulier, pour circuler de la petite à la grande histoire. Je dirais même que je ne lui connais aucun équivalent dans le cinéma, personne qui n’ait montré avec autant de justesse comment l’événement collectif, pris dans sa pleine importance, était déjà, d’abord, un moment de la vie de chacun.
J’ai suivi le film un peu distraitement (hélas !), mais ai tout de même été stupéfait par le jeu de Lilian Gish. Tout chez elle est insaisissable et débordant, irréductible au dire. Pas exactement naturel mais pas tout à fait joué non plus. Exigu (intime, délicat), logé entièrement dans la fragilité de son corps, et parfois seulement de son visage, sans la moindre impression de vastitude -bien au contraire. Et pourtant, le sentiment que ce visage condense les vibrations du monde entier. Comme si elle détenait la connaissance instinctive d’innombrables variations émotives, qui sillonneraient son corps en permanence et ajusteraient les traits de son visage pour trouver la note la plus juste à chaque situation, quitte à ce qu’il puisse y avoir en un instant une prolifération d’affects qui multiplient à l’infini les directions possibles -jusqu’à toucher, lors de précieux moments, à l’idéal miraculeux de tout acteur : l’absence totale de direction.


mardi 7 janvier 2020
Indiscret (1958) - Donen
Film tout à fait de son temps, où le cinéma devient un sujet en soi. La comédie romantique n’a plus la fraîcheur innocente d’antan : elle sait ce qu’elle est, connaît par cœur tous ses pouvoirs de séduction. Un gag, au tout début du film, annonce la couleur : Ingrid Bergman mange tranquillement une vache qui rit en sirotant un verre de lait (!) dans la cuisine, quand soudain une main gantée se pose sur la poignée de la porte, accompagnée par la musique d’un film d’angoisse. Tout spectateur, face à de tels motifs de mise-en-scène, s’attend à voir entrer un agresseur. Puis un homme débarque en se cassant la figure : c’est son beau-frère, qui essayait seulement de se raccrocher à quelque chose pour ne pas tomber. Peur de l’agression désamorcée, cinéma s’amusant de l’hyper-conscience de ses effets.
L’histoire est celle de duperie et de coups de théâtre. Ingrid Bergman est comédienne, célibataire heureuse de l’être (à plus de 40 ans), jusqu’à ce qu’elle croise la route de Cary Grant, ambassadeur à l’OTAN, homme marié selon ses propres dires. Leur rencontre est d’une grande douceur, bien loin des tourments du couple qu’ils ont formé chez Hitchcock (dans Soupçons puis Les Enchaînés). Ils s’aiment très vite mais d’un amour d’abord platonique -ou respectable. Ils ne s’embrassent pas, conservent une distance. Ils se contentent de passer du temps ensemble, de vivre l’être ensemble. Bergman et Grant sont étonnants, détachés, non pas d’un détachement bourgeois mais de celui de stars mures, la bosse déjà roulée et la conscience que leur image de marque n’est plus en jeu. Ils font les choses lentement, sereinement ; leur assurance tranquille ajuste le rythme d’un film qui se voudrait peut-être un peu trop vif et coloré. Il y a, entre eux, une profonde complicité, hermétique au dehors, somnolente. Ils sont beaux, tous les deux, à se regarder sans ne rien dire dans l’ascenseur, ou à se téléphoner depuis leur lit, tard dans la nuit. Et c’est au petit matin, au téléphone encore, qu’ils se confirment leur amour.
Et là paf ! premier coup de théâtre : on apprend que lui ne s’est jamais marié. Il refuse de le faire par peur de perdre sa liberté, et ment ainsi à toutes ses conquêtes en leur faisant croire qu’il a une femme en Amérique. Mais cette fois-ci le voilà bien embarrassé, car il est fou amoureux d’Ingrid Bergman qui, elle, aimerait se marier. La scène suivante, elle apprend son mensonge (sans que lui ne le sache), et alors toute la seconde moitié du film sera consacrée à un coup monté par elle pour se venger -avec mise en scène, comédiens et répétitions !-, jusqu’au nouveau coup de théâtre final, qui fait foirer la farce savamment préparée : il la demande en mariage au moment même où elle avait prévu de le rendre fou de jalousie. Happy-ending bien sûr, mais détourné.
Tout cela est très bourgeois, un poil surligné par un trop-plein d’intelligence (1958, le début de la fin), mais reste très agréable et parfois émouvant. Grâce aux acteurs, surtout, qui sont si beaux et jouent si bien.
lundi 6 janvier 2020
Hier nous sommes allé(e)s nous balader, Louise, maman et moi, aux alentours de Mars. Après quelques pas, un petit chien est sorti de derrière une haie pour nous accompagner. Il restait devant nous, en conservant une certaine distance, et nous regardait furtivement de temps à autre tout en feignant de ne pas nous prêter la moindre attention. Mais ses arrêt à chaque carrefour, dans l’attente de voir où nous tournions, trahissait le plaisir évident qu’il avait à trottiner en notre compagnie. L'air de dire : je suis avec vous mais pas à votre botte. Puis nous nous sommes quittés alors qu'il poursuivait sa route en direction du village (probablement son chemin habituel, qui formait une sorte de boucle), tandis que nous nous enfoncions dans la forêt, tous trois réjouis d’avoir goûté à cette amitié fortuite et passagère.
dimanche 5 janvier 2020
Les Quatre fils (1928) - Ford
Beau film sentimental -quoi qu’il lorgne parfois avec le sentimentalisme- racontant l’histoire d’une mère dans un village allemand et de ses quatre fils, dont l’un part prospérer en Amérique et les trois autres meurent à la guerre. On découvre les quatre hommes grâce à une belle idée, qui les situe déjà dans une forme de devenir-fantômes : leur vieille mère ouvre à la suite chacun des tiroirs à leur nom et le film enchaîne chaque fois sur une courte séquence montrant le fils nommé à son travail. L’actrice jouant la mère est magnifique, on sent l’amour de Ford pour ce personnage, qui porte en elle le mythe de la figure maternelle (avec ce que ça comporte de traditionalisme discutable, bien sûr, mais qui a bien peu d’importance face à l’accompagnement empathique du film, dont les traits saillants tiennent bien plus à l’émotion singulière qu’à l’idéologie).
Quelques petites choses ne fonctionnent pas tout à fait : la séquence à la guerre est assez ratée, soit trop facile (le cliché du soldat qui meure dans les bras d’un camarade en adressant ses dernières paroles à sa mère), soit trop fascinée (la traversée de la patrouille dans la brume, faussement onirique, presque idéalisée), et le parcours de Joseph en Amérique est trop marqué par l’horizon merveilleux d’un modèle de réussite à l’américaine dont on peine à croire aujourd’hui (bien qu’il y ait cette scène étonnante lors de laquelle on voit le bébé se faire laver en direct, puis renverser involontairement la bassine d’eau).
Là où le film est le plus fort c’est lorsqu’il est hanté de fantômes, passés ou à venir. Comme ce moment bouleversant où le facteur, qu’on avait vu plus tôt sympathique et avenant, traverse le village d’un air pitoyable, avec une seule lettre à la main. Il la cache dans son dos, par crainte de la nouvelle ou par honte de la délivrer. Les villageois qu’il croise l’arrêtent, espérant le courrier d’un proche -le frère, le mari, tous partis au front-, mais il leur dit que ce n’est pas pour eux et compatit quelques secondes à leur désillusion avant de poursuivre piteusement sa route jusqu’à la maison de la mère. Elle lui ouvre, pleine d’espoir elle aussi. Elle apporte la lettre au dernier des fils pour qu’il la lise. Celui-ci s’exécute, et son visage se décompose. Sa mère le regarde : elle a compris. Dès le premier coup d’œil elle savait déjà tout. Mais elle le supplie du regard de lui avoir menti. De ses yeux plein d’une lueur d’espoir que l’on voit peu à peu s’éteindre, elle supplie Dieu de n’avoir pas compris. Puis elle va s’asseoir dans la chambre, au bord du lit. Elle reste là, immobile. La lumière de la fenêtre traverse la pièce depuis la gauche, et le dernier des frères vient s’effondrer de tristesse contre le mur de droite.
Dans l’émotion, je repense à ce plan plein d’un bonheur véritable, ce plan d’avant la guerre, où le plus âgé des frères déclame théâtralement la lettre dans laquelle Joseph, parti en Amérique, annonce que sa vie est belle et qu’il va se marier. La mère est assise dans son fauteuil, les deux autres sont à son chevet, tous complices de ce bonheur d’alors.
Et puis, plus tard encore, le plus petit des frères est appelé au front, et meurt lui aussi. La mère, seule à sa table, fait sa prière, quand soudain apparaissent les spectres de ses quatre fils, priant aussi puis s’amusant avec le pain. Elle sourie, et ce fantôme éphémère du bonheur s’évapore en même temps que les spectres des fils. Fatiguée, la vieille femme va s’asseoir sur son fauteuil près de la porte, et s’endort, sans plus de lettre à la main.
le prince et le meunier
Il y a, je le crains, une colère divine
Qui déploie son courroux, nous fait courber l’échine.
Ne vois-tu pas, ô Prince, toutes ces manigances ?
Ces petits jeux des hommes passés sous ton silence ?
Je refuse cette justice qui tire ses lois du ciel.
Vois la terre, touche : nous ne sommes pas immortels !
samedi 4 janvier 2020
Notre dame (2019) - Donzelli
Film boulimique. Plein de petites idées dans tous les sens, certaines drôlement fines (les parisiens de mauvaise humeur se mettent des claques au hasard dans la rue, et c’est devenu banal), d’autres justes et brèves (le « salut les filles ! » de l’ado boutonneux s’adressant à sa sœur et sa mère en débarquant le matin dans le salon ; l’applaudissement légèrement trop tôt, avorté illico, de l’ami avant le discours public de Donzelli), et d’autres encore un peu balourdes (l’ex-compagnon collant qui revient dans l’appartement après une crise de cœur et se trimballe à poil à longueur de journée), voire carrément pénibles (l’avocate hystérique, qui finit par mourir d’un infarctus au moment d’entamer son discours au procès). Puis aussi les migrants au coin de la rue, les militaires laxistes (sauf quand ça les concerne), une charge gentille envers le journalisme, la politique ou le patronat… bref, ces petites choses dont on ne sait trop si elles sont prise en charge de la société actuelle ou caution « parisianisme contemporain ». Et tout ça s’enchaîne à toute allure, on n’a pas le temps de dire « ouf », on est contraints à suivre le rythme foutraque du stress bouillonnant de l’actrice-réalisatrice -parfaite dans son rôle : agitation modérée, anxiété refrénée, accélérations fractionnées-, jusqu’au trop plein : trop de trucs, trop vite, besoin de souffler. Et film sans doute bientôt déjà oublié.
J’ai pensé récemment qu’il y avait toujours, dans la moquerie, l’expression d’une oppression. On rit de l’autre dans sa différence et dans son caractère minoritaire. C’est un instrument très puissant (car banalisé et univoque) de ghettoïsation. C’est pousser l’autre dans ses retranchements, l’isoler dans une identité raillée car marginale -et donc captive dans sa marginalité-même, que l’on tolère à condition que son asservissement au pouvoir reste visible et incontesté.
Puis me vient à l’esprit Howard Hawks, qui a inventé, au sein d’un cinéma majoritaire (Hollywood), une forme de dérision minoritaire. Par l’humour, il a retourné contre elle-même la force oppressive et l’a faite chuter. La moquerie, chez lui, est toujours adressée à ce qui est au-dessus, en plein exercice de son autorité. Hawks en montre les failles, il souligne tout aspect pouvant être raillé. Comme, notamment, la virilité. Elle est une expression majoritaire, une norme si l’on veut, acceptée, acceptable, a priori supérieure, mais dans les films de Hawks elle se trouve ridiculisée. C’est, par exemple, Humphrey Bogart entrant dans la chambre de Lauren Bacall dans Le Port de l’angoisse, le dos non pas légèrement transpirant comme le voudrait un certain idéal masculin, mais dégoulinant de sueur, si excessivement virilisé que la virilité finit par s’écrouler. Et l’on s’en amuse, riant moins de Bogart que de la convention, dont l’absurdité nous saute alors aux yeux (l’inverse même de John Huston, cinéaste normé et dominant qui dans Le faucon maltais fait entrer Bogart dans la chambre de Bacall avec juste ce qu’il faut de moiteur au visage pour exalter le parfait modèle de masculinité). Il m’a toujours semblé que Hawks, pourtant bourgeois américain de droite, était l’un des cinéastes les plus subversifs, et je crois que sa subversion vient de ce geste-là, qui s’apparente à un croque-en-jambe malicieux faisant tomber le grand à hauteur du petit. On a beaucoup dit à son propos que c’était un cinéma « à hauteur d’homme », et c’est peut-être là une façon de signaler que tout ce qui est un peu au-dessus, tout ce qui exprime une relation de pouvoir, soit un mouvement du haut vers le bas, est instinctivement sapé pour que chaque chose trouve sa place au sein du plan dans une parfaite égalité.
jeudi 2 janvier 2020
Isn't Life Wonderful (1924) - Griffith
Grandeur de Griffith. Humilité, dignité. Attention aux choses concrètes : seule dans la cuisine, une femme s’écroule, malade de voir celui qu’elle aime souffrir dans la pièce d’à côté. Des coups de craie sur un tableau pour signaler la hausse des prix, et le visage de plus en plus désœuvré de la femme qui attend dans la file, et finit par s’en aller, abattue, car elle n’a pas assez d’argent… La joie débordante d’un couple à la découverte de leur toute petite maison de bois. Ils gigotent, sautillent, tournent autour. C’est une bicoque minuscule mais c’est leur lieu à eux (il y a leur nom, et quelques premières fleurs en guise de décoration). On voit aussi le couple labourer la terre, galérer à traîner son chariot rempli de patates à travers la forêt… Puis s’arrêter pour souffler et reprendre des forces auprès des feuilles bruissant dans les arbres (quel contre-champ merveilleux que ce mouvement des cimes qui illumine les deux visages fatigués…). Et puis ce personnage en marge du récit qui ne cesse de danser, bizarrement mais avec habileté, regardé par le film avec une infinie tendresse. Le soin accordé par Griffith à ses personnages est bouleversant… Comme lorsque l’amoureux revient de la guerre : toute la famille est dans le salon, puis un plan vient soudain isoler le visage de la femme. La pièce est alors placée hors-champ, le film choisit d’accompagner seulement l’émotion intense de l’amoureuse, qui prime sur le reste à cet instant et à elle seule comble l’espace du plan.
Beaucoup de parallèles, de contrastes, de jeux d’écho d’un plan à l’autre. Les choses concrètes si chères à Griffith s’opposent l’abstraction de la guerre (trop ordonnée, vue de très loin, signalée par un simple « War ») et de la crise financière (qui n’existe que dans le texte, via des cartons). Au tout début du film, suite aux plans de la guerre, la caméra se rapproche des gens, des survivants, des estropiés, et nous montre leur misère. C’est le début de la fiction, le premier souffle de vie du film, et le contraste est terrassant. Comme ce motif de la pomme de terre, qui vient s’opposer directement aux spéculations financières. Il y a là de la matière, qu’on tire de la terre, qu’on remue, qu’on donne… Lorsque le plat est déposé sur la table, plein à ras bord, fumant, une joie immense s’empare de tous les personnages. Ils s’empressent de partager le repas, ils se servent à volonté. Le père mange trop vite et avale de travers ; tout le monde pointe son doigt en l’air, lui lève donc la tête pour regarder, ce qui lui permet de digérer. La séquence dure longtemps, c’est un moment extraordinaire, et tout le monde, ensuite, se met à danser.
mercredi 1 janvier 2020
2020, jour 1
Mon année 2020 a commencé sous le soleil : de retour de Privas, où j'ai fêté le nouvel an chez un ami du lycée, j'ai parcouru en stop les routes d'Ardèche, émerveillé comme à chaque fois par les extraordinaires vues de la vallée de l'Eyrieux, ses couleurs, ses reliefs, ses vieilles maisons à flanc de collines, ses petits murs de pierre au bord de la route... Profondément touché, je crois, par la façon dont les humains qui sont venus habiter là sont parvenus à préserver la sauvagerie du lieu, en construisant ce qu'ils avaient à construire en fonction de la nature, en s'adaptant à l'harmonie du paysage. L'humain, ici, est à sa juste place : des teintes de gris, de jaune, de marron ; quelques formes parfaitement dans le ton du mouvement à l'oeuvre en ce lieu. La route qui va de Privas au Cheylard est peut-être la plus belle que j'ai parcouru de ma vie... Et je mesure depuis quelques années seulement le privilège que j'ai eu de naître et vivre dans ce département. (je m'imagine bien, aux alentours de mes 30 ans, emménager près des Ollières, dans une bicoque en pierre au bord de la rivière, et méditer, écrire et peindre mon amour de ce paysage qui m'aura accueilli...)
Pour 2020, je songeais depuis quelques semaines à m'éloigner un peu des différents réseaux que je fréquente sur internet. Prendre mes distances avec tous ces lieux de cinéphilie, qui m’écœurent de plus en plus, et sont de moins en moins raccord avec la place occupée par le cinéma dans ma vie. Ce sont des monastères culturels, idolâtres et isolés. Moi, j'ai besoin d'être dans le monde, et je regarde des films pour ça : pour le voir, l'entendre, sentir un peu de sa présence et de son souffle. Pour me faire à l'idée qu'il y a un espace à occuper, un Autre à regarder. Et toutes ces notes, ces listes, ces considérations de spécialistes... ont beau m'amuser, elles me confortent aussi, je crois, dans ce petit rôle encombrant de cinéphile que j'aimerais alléger. Quelques films et cinéastes dans ma besace, qui m'accompagnent au quotidien (Boetticher, Jerry Lewis, Straub-Huillet, Buffy contre les vampires...), mais pas de boulimie, pas de trop de cinéma, pas de lutte obsédante non plus contre une petite-bourgeoisie culturelle qui a de toute façon conquis depuis longtemps la cinéphilie, et y est aujourd'hui trop bien installée. Seulement un chemin de vie à tracer, une marche à continuer, avec mes compagnons de route, peut-être cinéastes, peintres, philosophes, écrivains... mais aussi amis, famille, et paysages que j'aime. Tous ceux pour qui j'éprouve la vive gratitude de m'avoir montré deux ou trois choses du monde que je travailler à habiter.
Une résolution simple m'est venue ce matin : patienter. Ralentir encore le rythme, me former à la tranquillité. Trouver une vitesse fluviale, qui je crois me siérait. Ecrire, peindre, ne pas prendre le temps mais le laisser passer, m'éroder. C'est vraiment ce mot-là, patience, qui est venu se glisser soudainement dans mon corps dès le réveil et y résonne depuis avec une grande évidence. Cet après-midi d'auto-stop sous le soleil ardéchois m'a procuré une immense joie, et il me semble que cette joie-là, si pleine, si lumineuse, avec l'image qui l'accompagne pour en garder une trace (l'inoubliable vallée de l'Eyrieux), sont le phare idéal pour guider mon année, que j'espère tranquille et mouvementée.
Pour 2020, je songeais depuis quelques semaines à m'éloigner un peu des différents réseaux que je fréquente sur internet. Prendre mes distances avec tous ces lieux de cinéphilie, qui m’écœurent de plus en plus, et sont de moins en moins raccord avec la place occupée par le cinéma dans ma vie. Ce sont des monastères culturels, idolâtres et isolés. Moi, j'ai besoin d'être dans le monde, et je regarde des films pour ça : pour le voir, l'entendre, sentir un peu de sa présence et de son souffle. Pour me faire à l'idée qu'il y a un espace à occuper, un Autre à regarder. Et toutes ces notes, ces listes, ces considérations de spécialistes... ont beau m'amuser, elles me confortent aussi, je crois, dans ce petit rôle encombrant de cinéphile que j'aimerais alléger. Quelques films et cinéastes dans ma besace, qui m'accompagnent au quotidien (Boetticher, Jerry Lewis, Straub-Huillet, Buffy contre les vampires...), mais pas de boulimie, pas de trop de cinéma, pas de lutte obsédante non plus contre une petite-bourgeoisie culturelle qui a de toute façon conquis depuis longtemps la cinéphilie, et y est aujourd'hui trop bien installée. Seulement un chemin de vie à tracer, une marche à continuer, avec mes compagnons de route, peut-être cinéastes, peintres, philosophes, écrivains... mais aussi amis, famille, et paysages que j'aime. Tous ceux pour qui j'éprouve la vive gratitude de m'avoir montré deux ou trois choses du monde que je travailler à habiter.
Une résolution simple m'est venue ce matin : patienter. Ralentir encore le rythme, me former à la tranquillité. Trouver une vitesse fluviale, qui je crois me siérait. Ecrire, peindre, ne pas prendre le temps mais le laisser passer, m'éroder. C'est vraiment ce mot-là, patience, qui est venu se glisser soudainement dans mon corps dès le réveil et y résonne depuis avec une grande évidence. Cet après-midi d'auto-stop sous le soleil ardéchois m'a procuré une immense joie, et il me semble que cette joie-là, si pleine, si lumineuse, avec l'image qui l'accompagne pour en garder une trace (l'inoubliable vallée de l'Eyrieux), sont le phare idéal pour guider mon année, que j'espère tranquille et mouvementée.
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