dimanche 5 janvier 2020

Les Quatre fils (1928) - Ford

Beau film sentimental -quoi qu’il lorgne parfois avec le sentimentalisme- racontant l’histoire d’une mère dans un village allemand et de ses quatre fils, dont l’un part prospérer en Amérique et les trois autres meurent à la guerre. On découvre les quatre hommes grâce à une belle idée, qui les situe déjà dans une forme de devenir-fantômes : leur vieille mère ouvre à la suite chacun des tiroirs à leur nom et le film enchaîne chaque fois sur une courte séquence montrant le fils nommé à son travail. L’actrice jouant la mère est magnifique, on sent l’amour de Ford pour ce personnage, qui porte en elle le mythe de la figure maternelle (avec ce que ça comporte de traditionalisme discutable, bien sûr, mais qui a bien peu d’importance face à l’accompagnement empathique du film, dont les traits saillants tiennent bien plus à l’émotion singulière qu’à l’idéologie). 

Quelques petites choses ne fonctionnent pas tout à fait : la séquence à la guerre est assez ratée, soit trop facile (le cliché du soldat qui meure dans les bras d’un camarade en adressant ses dernières paroles à sa mère), soit trop fascinée (la traversée de la patrouille dans la brume, faussement onirique, presque idéalisée), et le parcours de Joseph en Amérique est trop marqué par l’horizon merveilleux d’un modèle de réussite à l’américaine dont on peine à croire aujourd’hui (bien qu’il y ait cette scène étonnante lors de laquelle on voit le bébé se faire laver en direct, puis renverser involontairement la bassine d’eau). 

Là où le film est le plus fort c’est lorsqu’il est hanté de fantômes, passés ou à venir. Comme ce moment bouleversant où le facteur, qu’on avait vu plus tôt sympathique et avenant, traverse le village d’un air pitoyable, avec une seule lettre à la main. Il la cache dans son dos, par crainte de la nouvelle ou par honte de la délivrer. Les villageois qu’il croise l’arrêtent, espérant le courrier d’un proche -le frère, le mari, tous partis au front-, mais il leur dit que ce n’est pas pour eux et compatit quelques secondes à leur désillusion avant de poursuivre piteusement sa route jusqu’à la maison de la mère. Elle lui ouvre, pleine d’espoir elle aussi. Elle apporte la lettre au dernier des fils pour qu’il la lise. Celui-ci s’exécute, et son visage se décompose. Sa mère le regarde : elle a compris. Dès le premier coup d’œil elle savait déjà tout. Mais elle le supplie du regard de lui avoir menti. De ses yeux plein d’une lueur d’espoir que l’on voit peu à peu s’éteindre, elle supplie Dieu de n’avoir pas compris. Puis elle va s’asseoir dans la chambre, au bord du lit. Elle reste là, immobile. La lumière de la fenêtre traverse la pièce depuis la gauche, et le dernier des frères vient s’effondrer de tristesse contre le mur de droite. 

Dans l’émotion, je repense à ce plan plein d’un bonheur véritable, ce plan d’avant la guerre, où le plus âgé des frères déclame théâtralement la lettre dans laquelle Joseph, parti en Amérique, annonce que sa vie est belle et qu’il va se marier. La mère est assise dans son fauteuil, les deux autres sont à son chevet, tous complices de ce bonheur d’alors. 

Et puis, plus tard encore, le plus petit des frères est appelé au front, et meurt lui aussi. La mère, seule à sa table, fait sa prière, quand soudain apparaissent les spectres de ses quatre fils, priant aussi puis s’amusant avec le pain. Elle sourie, et ce fantôme éphémère du bonheur s’évapore en même temps que les spectres des fils. Fatiguée, la vieille femme va s’asseoir sur son fauteuil près de la porte, et s’endort, sans plus de lettre à la main.

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