Difficile, toujours, de parler des films de Godard… Ils sont une source extraordinaire de stimulation, tout en laissant les mots s’échapper, invitant à une forme de critique qui passerait aussi par l’image et le son. Je crois aussi que ce sont des films qui se prêtent à la dispersion : magma de petites choses, multiples rapports entre elles, et l’on peut s’amuser à tout rassembler pour parler d’un film comme une unité, ou se contenter d’attraper au vol deux ou trois précieux moments dont se servira notre pensée. Beau paradoxe godardien, qu’il est le seul à habiter avec autant d’humilité (les autres qui s’y essaient écrasent souvent leur film sous le poids de leur unique pensée) : conscience totale de ce qu’il fait / existence autonome et mystérieuse d’un grand nombre de singularités (cinéaste du défilé).
Il me semble que le sujet de Nouvelle vague est la domestication. Faire venir l’autre à soi, par une main tendue pour relever un blessé après un accident de la route, ou par une soumission de force à son autorité (personnages des domestiques, des serveurs maltraités…). Domestication animale (chevaux et chiens attachés), sexiste (femmes vouées à l’intérieur, à la tâche domestique), végétale (très beau personnage du jardinier), ou même du ciel et de la mer (avions, bateaux, nuisances sonores…). Tout est pris dans le social, chaque chose est sujette à un rapport avec une autre. Rapport qui n’est jamais égalitaire ; c’est ou montant ou descendant (figure de l’escalier, comme chez Renoir). Terrible pluralité des violences sociales : posture oppressive, parole monopolisée, territoire contrôlé, gifles, insultes… Intégrité socialiste du film -esprit de contradiction- : rien n’est montré seulement montant, ou seulement descendant, il y a toujours le revers (« le positif nous est déjà donné, il nous incombe de faire le négatif »). Les plans, les phrases, les scènes… souvent reviennent une seconde fois, mais toujours elles apparaissent comme différentes de la première, prises dans un rapport contraire (« ce n’est pas le même, c’est un autre »). Travelling latéral comme possible opposition à la standardisation de ces relations verticales (la mer, le ciel, c’est le bas et le haut mais c’est aussi l’horizon), images qui en devient une autre par l’horizontal, sans passer par-dessus : « ce n’est pas le même, c’est un autre » ; figure de la vague nouvelle, transformation constante (qui ne passe pas par la force), comme le jardin -comme la prose- qui n’est jamais fini, a toujours besoin de retouches, et suggère lui-même ses corrections (« mais si on le délaisse... »). Passage des saisons, paysage jamais le même, perpétuellement autre, toujours sublime en tant qu’il est vivant et inaliénable dans son impermanence. « Le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps ».
« Qui est l’herbe, quand elle est sans nom ? » demande le jardinier, « Ton serviteur » semble répondre un intertitre. Ou alors annonce-t-il le plan suivant ? Sans doute est-ce les deux à la fois. Se refuser à domestiquer cet intertitre : considérer l’avant, l’après, ne pas le mettre sur, ne pas y voir un rapport vertical (de domination) mais le laisser (dé)filer dans la coulée temporelle, horizontale (le temps en tant qu’espace est horizon). Ne pas interférer dans l’indépendance offerte par le film à ce « Ton serviteur », qui, irréductible à un seul sens, est en lui-même déjà un autre.