Je me demande si ce qu’on appelle l’émotion, ce ne serait pas simplement la mise en mouvement du corps entier ; le sentiment -parfois même inconscient, parfois sensible au bout des doigts plus que dans la tête- que la Terre tourne autour et en soi, et que la vie nous traverse, nous burine, nous forme… enfin qu’elle modifie à chaque instant notre matière charnelle, dont nous oublions bien souvent le labeur continu qui sert à en maintenir le souffle existentiel. L’émotion serait alors l’expérience d’une lucidité physique retrouvée pouvant se traduire ainsi : « je suis vie, non pas mort ».
A la sortie de la séance, l’émotion était vive. L’impression d’être en contact direct avec la « réalité de la vie » évoquée par Simone Weil dans une lettre dont j’ai reproduit un extrait ici-même (22/01) : « La réalité de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité -j'entends l'activité et dans la pensée et dans l'action. ». Mise en présence de la nécessité de chaque pas sur le chemin du retour, et de chacun des plis de ma pensée… et désir profond de me mettre au boulot, quel que soit ce boulot (écrire, déjà). C’est que le film de Grémillon est activité constante. Tout y est charge à soulever, matière à travailler. L’œuvre d’un effort de tous les instants, où sont mis sur un pied d’égalité les grands bouleversements sentimentaux et les moindre gestes du métier (les scènes très précises d’exercice de la médecine, avec en point d’orgue l’opération du gardien de phare en forme de documentaire en temps réel, mais aussi tous ces moments de tâches quotidiennes présentées en entier, dans la mesure toujours juste de l’énergie qu’elles mobilisent : aider des gens à descendre d’un bateau, remonter une bâche à l’arrière d’un camion, mettre le couvert…). Vivre l’amour à deux, accepter l’autre dans son entièreté, c’est un travail considérable, qui demande de remuer des choses parfois profondément ancrées. Pour André, c’est plus difficile encore que le labeur quotidien de son chantier : tout un monde en lui est installé, où les femmes mariées sont dévouées au foyer, et déconstruire ce monde est un mouvement de la pensée si titanesque qu’il s’en montre incapable. Marie, elle, est prête à tout abandonner pour lui : lâcher son métier qu’elle aime tant, vivre une existence loin de son idéal, quitte à se rendre triste, pour le bonheur d’André. Noble sacrifice, abandon magnifique à l’autre, mais sacrifice quand même, qui n’aurait pas à être fait si l’effort de l’autre était égal au sien. André, avec le temps, dans son amour pour elle, finit par prendre conscience que ce qu’il réclame d’elle la rendrait malheureuse. Il a vu ses yeux scintiller de joie après qu’elle a opéré le gardien du phare, il y a vu ce bonheur infini qu’elle pouvait éprouver dans l’exercice de son métier. Il ne peut pas lui demander de tirer un trait là-dessus. Mais il ne parvient pas non plus, lui, à se résoudre à épouser une femme médecin. Alors il part, et le film se termine avec l’un et l’autre séparés ; avec elle, à vrai dire, et son visage sur lequel jaillit une larme au moment où retentit depuis la fenêtre ouverte la sirène du bateau quittant le port.
Tout cela, je le raconte en quelques mots, réduisant tout, ne restituant qu’une infime part de la vigueur employée par le film pour accompagner l’ébranlement de la vie de ces êtres. D’une chaise lancée en plein sur le visage d’un ouvrier qui tombe sec à l’effondrement de l’institutrice, à bout de force, mourant ainsi devant l’église le jour où elle a pris sa retraite, chacune de ces vibrations du corps semblent faire trembler l’île d’Ouessant toute entière. Il y a tant de matière dans L’amour d’une femme, tant d’endurance et de patiente pour la sculpter et la donner à voir… Peuvent-elles se raconter, ces minutes passées à éprouver la tempête à bord d’un bateau de pêche se dirigeant vers le phare ? Et l’eau de la mer qui ne cesse de se déverser sur Marie, déjà accablée de fatigue lorsqu’elle arrive au phare pour soigner le gardien, et le film qui dure encore, l’assiste jusqu’au bout, ne se repose jamais tandis qu’elle s’épuise à la tâche. Si le personnage fait tous ces efforts, le cinéaste qui la filme a le devoir de les faire avec lui. Pour Grémillon l’émotion n’est jamais chose acquise, elle est la mise en œuvre d’une adaptation au rythme de chaque événement, comme un bâtiment à construire pour que pénètrent dans la vie les turbulences de la mer et de la Terre.
(je constate que ce que j’ai écrit là est assez proche de ce que j’avais noté il y a quelques jours à la sortie du Vent se lève. J’avais déjà pensé, sur le moment, à la proximité entre le film de Miyazaki et le cinéma de Grémillon, et aujourd’hui cette proximité-là me saute aux yeux à la lumière de ce que j’ai pu en dire. Ce « il faut tenter de vivre », toujours, qui vient rencontrer les recommandations de Simone Weil. Tout cela me préoccupe beaucoup, en ce moment, et nourrit mon besoin de concret, d’ancrage physique dans le monde. Et puis le métier, l’artisanat… et la mise à l’épreuve constante de son rapport à l’autre, prendre la mesure de ses actes, de ses conditionnements, de la place occupée dans son environnement (et ainsi travailler à déconstruire ce que le patriarcat et la culture -mes deux grands systèmes oppressifs, qui d’ailleurs vont de pair- ont pu installer en moi). )
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