Vu sur un coup de tête Sue perdue dans Manhattan (Amos Kollek, 1998), dont je ne savais rien. Immédiatement embarqué par l’énergie du film, son côté artisanal, son côté musical. J’ai été séduit, au début, par cet art de l’accidentel, cette succession de rencontres inattendues, ou attendues mais débouchant quand même sur une forme d’imprévu. Chaque scène fonctionne sur un schéma du duo (Sue + un autre, avec parfois l’apparition d’un troisième personnage par le biais du deuxième) dans un environnement précis (le bar, le parc, la rue, l’appartement), et le tricotage d’une fiction à partir de ça, depuis un point de vue d’observant, attentif aux petits accrocs qui viennent donner vie à la situation. Il paraît que le cinéaste (que je ne connaissais pas) aurait eu l’idée de son film à partir d’un événement étonnant qu’il aurait vu par hasard dans un parc de Manhattan : une femme dévoilant furtivement ses seins à un vieil homme noir sur un banc. La scène est dans le film, accompagnée de plusieurs autres à l’aspect tout aussi étrangement anecdotique.
Dans un premier temps tout ça est plutôt stimulant, on se prend au jeu. Puis, petit à petit, la dimension de jeu s’efface, le schéma devient plus mécanique et commence à tourner en rond (les personnages reviennent, s’installent dans le film, et dévoilent du même coup ce qu’ils ont de cliché -cliché que permettait d’éviter l’idée de la rencontre d’une scène-)… Et le film s’appesantit. On en vient à regretter l’énergie du début, presque rivettienne, et l’on repense à certains passages du Grand Alibi (Hitchcock) ou de Out 1 (Rivette), en se disant que c’était quand même nettement mieux. Quant à la routine, sujet du film, elle prend vie sans essoufflement dans le superbe Paterson de Jarmusch. Et la dépression de Sue, alors ? Eh bien elle a le mérite de n’être pas trop accablante, ne serait-ce que parce que, dans ce schéma du duo permanent, une certaine distance est prise avec l’état du personnage. Il y a le personnage dépressif, certes, mais aussi toujours son contre-champ, qui vient s’y confronter (parfois avec violence mais sans hystérie) et proposer différentes possibilités d’interaction sans tomber pour autant dans une lecture psychologisante. C’est la belle idée du film.
Mais alors pourquoi ça ne fonctionne pas sur 1h30 ? Peut-être parce que la succession d’accidents du film, qui faisait sa jolie progression au départ, se retourne contre lui à partir du moment où elle est théorisée. Sue dévoile clairement son jeu (« tu es un accident, mais un bel accident » dit-elle à Ben) et affirme ainsi son refus de continuer à jouer. Elle ne se laisse plus surprendre, ou le fait avec une hyper-conscience telle que la surprise ne procure plus aucun plaisir (voir la scène de jouissance morbide au cinéma). Acceptant l’autre d’emblée sans passer par le stade si essentiel de la rencontre, elle finit par s’oublier. Et le film, au lieu de prendre la mesure de ce changement d’état, la suit bêtement et s’oublie d’un même geste.