Green Book est un film à la croyance intacte, sans roublardise. Presque un miracle. Le cinéma existerait-il encore ? Rien ne le prouvait ces dernières années, où même les plus beaux films font un pas de côté : Wang Bing et Panahi s’évertuent à chercher la fiction dans le réel plutôt que l’inverse, Bozon et Mazuy sont des marginaux, Mouret est un classique mais s’assume comme un héritier, et des films aussi extraordinaires que Sully ou Un jour dans la vie de Billy Lynn s’inscrivent dans une forme d’ultra-contemporanéité théorisée qui ne laisse aucun doute quant à la conscience qu’ils ont de leurs moyens et de leur place dans l’Histoire. Quant aux mauvais films, c’est bien souvent le festival d’effets-cinéma, jusqu’à l’écœurement (Hérédité en tête de la parade des navets du cinéma filmé, pour reprendre l’expression de Biette). Mais le vrai cinéma, celui qui ne se montre pas, celui qui est sans chercher à l’être, semblait avoir complètement disparu des grands écrans (une hypothèse : on le trouve aujourd’hui sur YouTube et les réseaux sociaux). The Mule et Green Book me donnent tort, pour ma plus grande joie.
Ce Green Book alors, qu’en dire ? Eh bien pas grand-chose, sinon qu’il faut aller le voir parce que c’est magnifique… Pas loin de la fin du film, une serveuse, à qui l’on affirme que le Doc est le meilleur pianiste au monde, répond « il ne suffit pas de le dire, montre-moi ! ». Il y a de ça dans le film, l’idée de quelque chose qui échappe manifestement au dire et qui est de l’ordre de la monstration. On pourrait raconter le film, parler de l’évolution progressive des personnages au contact de l’autre, de leur environnement et événements, mais ce serait prendre le risque de ne pas restituer ce qui se joue d’un point de vue de la matière-même du film. Il ne s’agit pas seulement d’évolution des personnages, mais bien de transformation. Il se passe quelque chose de physique : en-dessous ou au-delà du discours, les idées prennent corps, elles excèdent largement l’idéologie (et mettent à bas toute possibilité de démagogie). C’est ainsi qu’on pense très fort à Capra, jusqu’à imaginer qu’il aurait pu réaliser le même film à peu de chose près s’il était encore en vie (peut-être Capra n’est-il pas assez populaire encore, au sens le plus noble du terme, pour faire ce qu’a fait Farrelly -qui est l’un des cinéastes américains les plus importants aujourd’hui, disons-le bien).
Deux trois choses quand même, en passant :
- Les deux acteurs (+ la femme) sont formidables. Mahesherla Ali a quelque chose d’une dignité magistrale, qui cache une fragilité mêlée à une colère rentrées, se dessinant parfois au creux de ses yeux et s’exprimant pleinement au piano seulement. Viggo Mortensen est une vraie boule d’énergie, façon James Cagney. Il mange et parle tout le temps, ne cesse de gigoter intérieurement, et semble toujours prêt à décoller une droite (et quand il frappe il frappe, il n’y va pas de main morte !). L’un comme l’autre des personnages, malgré leur caractère peu évident de prime abord, gagne petit à petit notre sympathie, puis notre amour. Il n’y a plus beaucoup de personnages de cinéma qu’on aime sincèrement et intensément aujourd’hui (l’heure est aux acteurs, ou aux sujets). L’année dernière il y a eu celui du Marquis dans Mademoiselle de Joncquières, ou le fameux Mathias Valance de Mes Provinciales. Cette année il y a déjà ces deux-là. C’est très réjouissant.
- La scène durant laquelle Tony (Mortensen) dit au Doc (Ali), au cours d’une courte dispute, qu’il est peut-être plus noir que lui, me travaille beaucoup, et me marquera sans doute durablement. Il s’y joue quelque chose d’essentiel, je crois, sur la question de l’identité. Qu’est-ce qu’un nigga, au fond ? Est-ce une question de couleur de peau ou de condition de vie ? Le passage de l’un à l’autre dans le film, du racisme au rapport de classes, est absolument remarquable de limpidité et de lucidité. Le film travaille en profondeur ces rapports et ces imbrications, qui dépassent de loin les jolis plis scénaristiques pour prendre vie à l’écran, dans l’espace du film.
- J’ai versé la petite larme de rigueur au moment où le pianiste se met à jouer du jazz dans le bar. C’est attendu, mais ça marche (c’est peut-être ça, le cinéma !).
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