De plus en plus je prends conscience que pour aimer Bresson, il faut ne pas l’aimer. Il est nécessaire de critiquer violemment ce qu’il y a de problématique dans son cinéma (une perversion certaine, un dandysme inassumé, une misanthropie camouflée…) pour voir avec quelle violence, précisément, se déploie son génie. Cela demande, en tant que spectateur, de se placer à niveau de ses paradoxes de cinéaste (et de théoricien). D’arriver à dire -pourquoi pas ?- qu’on prend plaisir comme lui à regarder Mouchette baisser les yeux. Skorecki, mieux que personne, y parvient. Skorecki est un peu bressonnien. Pour ma part, j’ai du mal… Il y a chez Hitchcock -cinéastes que je trouve depuis longtemps extrêmement proche de Bresson- les mêmes paradoxes, provenant des mêmes problèmes. Mais chez lui tout ça est constamment remis en jeu, c’est tellement au coeur-même de son travail que s’en dégage peut-être moins d’hypocrisie. J’ai aimé profondément Bresson à une époque où je le prenais trop au sérieux. Aujourd’hui je perçois son humour, et je ris de bon cœur avec lui (Pickpocket, Quatre nuits d’un rêveur, Lancelot du lac, Le diable probablement… parmi les films les plus drôles que je connaisse), mais je suis moins sensible qu’avant à ce qu’il peut y avoir de bondieuseries (plus ou moins identifiées comme telles) dans son cinéma. J’admire beaucoup, mais ça me touche assez peu. Sauf quelques moments dans Les Anges du péché et Les dames du bois de Boulogne. Ses deux derniers films sont mes préférés, deux très grands films, mais je les aime avec distance. La distance du burlesque, ou celle de Brecht.
Ses théories sur les acteurs, c’est de la guignolerie. L’idée du modèle est d’une grande force poétique, et donne lieu à quelques aphorismes magnifiques (et riches de sens dont se servira Godard) dans les Notes sur le cinématographe. Mais son refus du théâtre, non. Le théâtre, c’est l’avenir du cinéma -ou ce qu’il en reste- depuis les années 60. Ou plutôt : il y a depuis ce temps-là un devenir-théâtre dans la quasi-totalité des films qui comptent. On ne peut pas se permettre de l’ignorer. Surtout lorsqu’on s’appelle Bresson et qu’on fait des films si ironiquement théâtraux. Bresson ne connaissait sans doute pas grand-chose au théâtre. Et il ignorait tout du cinéma. C’est pour ça que ses films sont si beaux. C’est pour ça, aussi, qu’il aurait peut-être dû se taire. Certains, dont je fus, l’ont pris au mot, et ont choisi de mettre de côté Cary Grant au profit de Tarkovski. Grave erreur. Daney m’a aidé à comprendre. Skorecki et Biette, parlant de Fassbinder ou Bergman, aussi. Les Straub surtout, parce qu’ils ont poursuivi et radicalisé le travail de Bresson tout en exaltant sa dimension théâtrale. Ils ont collé ensemble Brecht et Bresson et m’ont montré que c’était la même chose. Antigone, c’est ça. C’est l’application la plus stricte des notes sur le cinématographe en même temps que l’adaptation très fidèle d’une pièce de théâtre.
Aujourd’hui que je songe encore à Boetticher, je ne peux m’empêcher de penser qu’il anticipait ce travail-là : le théâtre, la nature, tout y est déjà. Et Randolph Scott comme parfait modèle bressonien. Allons plus loin, remontons dans le temps : Allan Dwan. Chez Dwan, le classique des classiques, l’homme-cinéma par excellence, il n’est question que de ça : le théâtre des hommes au milieu de la nature. Il suffit de regarder La reine de la prairie (1954), et la façon qu’a le film de rendre compte d’une histoire (dans son double sens fictionnel et historique : c’est un western mettant en scène la lutte intime et politique d’une femme entre une tribu d’indiens et une autre de blancs) tout en actualisant -mieux que personne, à l’époque- l’état d’un paysage américain des années 1950. La fureur des hommes (presque accidentelle, comme un jeu d’enfants qui aurait mal tourné) au beau milieu du calme tranquille de l’Amérique profonde (celle des montagnes et de la verdure) donne lieu à un conflit entre costumes et décors, entre jeu des apparences et dénuement de la nature. Citons sinon Frontier Marshall (1939), qui a tout d’un parfait petit théâtre de cinéma, ne serait-ce que pour la précision et le métier avec lesquels sont agencés puis parcourus les quelques espaces -très resserrés- du film. Bref, il y a peut-être déjà du Straub chez Dwan. Il y a en tout cas, plus que chez quiconque (sauf son ami Griffith), la recette secrète du cinéma, qui ne se dévoilera bien sûr jamais mais dont les deux ingrédients essentiels semblent nous être donnés : le théâtre et la nature. Qui désire faire du cinéma aujourd’hui devrait partir de là. Regarder quelques Dwan, quelques Griffith, regarder le monde aussi, avant et après, puis bricoler un film ou deux, et voir ce que ça donne…