dimanche 14 avril 2019

Bresson et le théâtre

De plus en plus je prends conscience que pour aimer Bresson, il faut ne pas l’aimer. Il est nécessaire de critiquer violemment ce qu’il y a de problématique dans son cinéma (une perversion certaine, un dandysme inassumé, une misanthropie camouflée…) pour voir avec quelle violence, précisément, se déploie son génie. Cela demande, en tant que spectateur, de se placer à niveau de ses paradoxes de cinéaste (et de théoricien). D’arriver à dire -pourquoi pas ?- qu’on prend plaisir comme lui à regarder Mouchette baisser les yeux. Skorecki, mieux que personne, y parvient. Skorecki est un peu bressonnien. Pour ma part, j’ai du mal… Il y a chez Hitchcock -cinéastes que je trouve depuis longtemps extrêmement proche de Bresson- les mêmes paradoxes, provenant des mêmes problèmes. Mais chez lui tout ça est constamment remis en jeu, c’est tellement au coeur-même de son travail que s’en dégage peut-être moins d’hypocrisie. J’ai aimé profondément Bresson à une époque où je le prenais trop au sérieux. Aujourd’hui je perçois son humour, et je ris de bon cœur avec lui (Pickpocket, Quatre nuits d’un rêveur, Lancelot du lac, Le diable probablement… parmi les films les plus drôles que je connaisse), mais je suis moins sensible qu’avant à ce qu’il peut y avoir de bondieuseries (plus ou moins identifiées comme telles) dans son cinéma. J’admire beaucoup, mais ça me touche assez peu. Sauf quelques moments dans Les Anges du péché et Les dames du bois de Boulogne. Ses deux derniers films sont mes préférés, deux très grands films, mais je les aime avec distance. La distance du burlesque, ou celle de Brecht. 

Ses théories sur les acteurs, c’est de la guignolerie. L’idée du modèle est d’une grande force poétique, et donne lieu à quelques aphorismes magnifiques (et riches de sens dont se servira Godard) dans les Notes sur le cinématographe. Mais son refus du théâtre, non. Le théâtre, c’est l’avenir du cinéma -ou ce qu’il en reste- depuis les années 60. Ou plutôt : il y a depuis ce temps-là un devenir-théâtre dans la quasi-totalité des films qui comptent. On ne peut pas se permettre de l’ignorer. Surtout lorsqu’on s’appelle Bresson et qu’on fait des films si ironiquement théâtraux. Bresson ne connaissait sans doute pas grand-chose au théâtre. Et il ignorait tout du cinéma. C’est pour ça que ses films sont si beaux. C’est pour ça, aussi, qu’il aurait peut-être dû se taire. Certains, dont je fus, l’ont pris au mot, et ont choisi de mettre de côté Cary Grant au profit de Tarkovski. Grave erreur. Daney m’a aidé à comprendre. Skorecki et Biette, parlant de Fassbinder ou Bergman, aussi. Les Straub surtout, parce qu’ils ont poursuivi et radicalisé le travail de Bresson tout en exaltant sa dimension théâtrale. Ils ont collé ensemble Brecht et Bresson et m’ont montré que c’était la même chose. Antigone, c’est ça. C’est l’application la plus stricte des notes sur le cinématographe en même temps que l’adaptation très fidèle d’une pièce de théâtre. 

Aujourd’hui que je songe encore à Boetticher, je ne peux m’empêcher de penser qu’il anticipait ce travail-là : le théâtre, la nature, tout y est déjà. Et Randolph Scott comme parfait modèle bressonien. Allons plus loin, remontons dans le temps : Allan Dwan. Chez Dwan, le classique des classiques, l’homme-cinéma par excellence, il n’est question que de ça : le théâtre des hommes au milieu de la nature. Il suffit de regarder La reine de la prairie (1954), et la façon qu’a le film de rendre compte d’une histoire (dans son double sens fictionnel et historique : c’est un western mettant en scène la lutte intime et politique d’une femme entre une tribu d’indiens et une autre de blancs) tout en actualisant -mieux que personne, à l’époque- l’état d’un paysage américain des années 1950. La fureur des hommes (presque accidentelle, comme un jeu d’enfants qui aurait mal tourné) au beau milieu du calme tranquille de l’Amérique profonde (celle des montagnes et de la verdure) donne lieu à un conflit entre costumes et décors, entre jeu des apparences et dénuement de la nature. Citons sinon Frontier Marshall (1939), qui a tout d’un parfait petit théâtre de cinéma, ne serait-ce que pour la précision et le métier avec lesquels sont agencés puis parcourus les quelques espaces -très resserrés- du film. Bref, il y a peut-être déjà du Straub chez Dwan. Il y a en tout cas, plus que chez quiconque (sauf son ami Griffith), la recette secrète du cinéma, qui ne se dévoilera bien sûr jamais mais dont les deux ingrédients essentiels semblent nous être donnés : le théâtre et la nature. Qui désire faire du cinéma aujourd’hui devrait partir de là. Regarder quelques Dwan, quelques Griffith, regarder le monde aussi, avant et après, puis bricoler un film ou deux, et voir ce que ça donne…

samedi 13 avril 2019

quelques notes sur La Colline de l'adieu

Découvert en début d'après-midi La Colline de l'adieu (Love Is a Many-Splendored Thing), film réalisé en 1955 par Henry King. Je n'avais encore jamais vu le moindre film de Henry King (auteur invisible du système hollywoodien). J'ai trouvé ça terrassant de beauté... Quelques notes épars, qui n'ont pas trouvé de chemin pour s'organiser :
- paradoxale manière qu'ont eu les américains d'imposer leur domination sur le monde (ici le monde oriental, et la crise des migrants à Hong-Kong en 1949 comme toile de fond) tout en construisant des fictions remarquables, qui mettent constamment en jeu cette domination (peut-être pour mieux l'asseoir in fine ?). 
- fondus enchaînés en permanence : scènes qui se fondent paisiblement les unes dans les autres (on ne pénètre ni ne quitte jamais un espace dans le film, tout se lie en un fil, et se poursuit après la fin).
- le soleil, la lune, l'eau, la colline. Tout ça fait bon ménage, et regarde dans la même direction (celle du cinéma ?). 
- petites choses, petits reliefs : sur les visages creusés des femmes eurasiennes ; dans des dialogues apparemment innocents mais qui mettent en question de lourdes croyances et de profonds questionnements ; dans les décors fournis, et les gestes des acteurs qui semblent toujours tenir compte, sans n’en rien montrer, de cette richesse de l'environnement ; dans la très grande variété de couleurs, qui ne s'opposent jamais franchement mais cohabitent avec la plus parfaite des transparence… 
- "I don't want to feel anything again ever" dit-elle, alors même que la musique s'intensifie, qu'ils s'apprêtent à aller nager main dans la main, et qu'on sent l'amour débarquer comme un torrent (grâce notamment à la musique -séduisante- d’Alfred Newman). 
- incroyable moment où ils se mettent tous les deux à danser chez leurs amis, sur une musique intradiégétique qui est la même que la musique extradiégétique qu'on entendait juste avant, comme si leur solitude partagée se poursuivait, même en présence d'autres personnes. C’est que le sentiment qui les lie, d’abord abstrait, hors du monde, tient aussi dans le monde ; il est inébranlable. C’est peut-être lui qui est le personnage principal, plus encore que la femme ou l’homme (il est, en tout cas, le sujet du film, et sa matière vive). 
- superbe moment aussi où chacun se couche de son côté à la fin de la journée, comme épuisé de bonheur (les moments superbes se succèdent dans ce film, on pourrait le citer dans son intégralité…). 
- étonnant déploiement du Cinémascope en Technicolor pour montrer le plus souvent des discussions entre deux personnages seulement, dans des lieux confinés ou isolés (dans un restaurant, un ascenseur, sur une petite plage, en haut d’une colline…), comme si la largeur du cadre n’était là que pour permettre le plein déploiement des sentiments. Scènes de séduction en apparence éculées, mais pourtant chargées d’un poids presque mystique : il y a comme une pesanteur tranquille qui règne sur le film, et qui appelle en permanence le tragique (un peu comme dans Une autre vie de Mouret). Présence divine, mais qui ne se joue qu'entre les hommes (entre l'homme et la femme, en l’occurrence), se manifestant à travers le sentiment amoureux, qui prend alors une dimension mythologique. 
- et cet amour semble complètement hors d'atteinte. Il y a plein de choses, de plus en plus graves, qui pourraient se mettre en travers (d'abord les différences de croyances, puis une certaine idée du devoir, puis le mariage, puis la différence ethnique, politique...) mais chaque possibilité de conflit se dissout paisiblement dans le rayonnement du sentiment vécu. Jusqu'à la guerre, puis la mort, qui elle-même échoue à mettre à bas cet amour bigger than life
- j'ai rarement vu un film qui m'a donné une telle impression de se suffire à lui-même, dans lequel l'amplitude du cadre et la variété discrète des couleurs semblent accueillir avec bénédiction l'étendu de l'amour éprouvé. 
- jamais le cinéma n’a paru aussi resplendissant, et aussi peu inquiété par le monde extérieur. 1955 : Hollywood est au sommet, avant l’effondrement.

mardi 2 avril 2019

[...]

Triste impression parfois de ressasser, de dire toujours les mêmes choses, d’avoir du mal à me sortir de mes petites marottes… Difficulté à parler des films dans toute leur singularité. L’air qui passe dans les studios à la fin du Hollywood classique, j’en ai parlé maintes fois, en utilisant toujours la même expression. De même que ce que j’ai pu dire du dernier film de Dolan (Ma vie avec John F. Donovan), sur les effets, les clichés… C’est encore trop global, il me manque (surtout dans les critiques des films que je n’aime pas) des points d’accroches dans le film, des exemples ou des preuves qui me permettraient d’affirmer « là, ça ne va pas ». La lecture du journal de Jean-Claude Biette (qui porte le nom -à mon avis inadapté- de Cinémanuel) provoque chez moi un sentiment paradoxale : celui d’être trop « léger », de manquer de vocabulaire, et surtout de souplesse et de dextérité dans l’utilisation des mots et la construction des phrases. Chez Biette l’écriture est riche, dense et précise. Lorsqu’il parle d’un film ou d’un livre, même brièvement, on sent qu’il parle de ce film (ou livre), ça n’aurait pu être aucun autre. C’est quelque chose que j’admire, mais qui me renvoie à mes propres lacunes : « Ah ouais, quand même, moi ce que j’écris à côté c’est du pipi de chat… ». Et en même temps ça me stimule. Ça me donne envie d’écrire, de varier mon vocabulaire, de multiplier les angles d’attaques, de raviver des souvenirs, aussi (de films, de scènes, de choses à mettre en lien les unes avec les autres…). Je vois aussi, chez Biette, une capacité à passer tranquillement du général au particulier. C’est ce à quoi j’aspire (je sens que c’est par là, dans ce rapport-là, que se joue mon propre rapport au cinéma aujourd’hui) mais j’ai encore du mal à le faire. Je vois bien les difficultés que j’éprouve à parler avec précision d’un film, mais je me demande si le problème ne vient pas au contraire d’une vue générale pas encore assez vaste, qui me permettrait ensuite de « zoomer » à ma guise. Il me faut lire, et travailler.

BB

En y repensant, je me rends compte que Boetticher est un cinéaste auquel je reviens souvent depuis que je l'ai découvert. Je n'ai vu que sept de ses films en deux ans (les sept avec Randolph Scott), mais quelque chose de son cinéma me touche au point où j'ai le sentiment d'une constante proximité. Qu'est-ce qui me touche alors, chez Boetticher ? 

D'abord peut-être sa profonde intégrité. C'est un cinéaste qui ne triche pas, qui montre les choses comme elles sont, avec franchise. C'est de cette franchise-là que naît, je crois, la forte impression de relief et de couleur éprouvée devant ses films. Reliefs et couleurs de la nature, bien sûr (les montagnes, les plaines, le soleil, le marron, le vert... tout ça est toujours superbement filmé), mais aussi des personnages, qui ont toujours leurs raisons même lorsqu'ils commettent des actes immoraux. Ces actes sont réprouvés (au point où, souvent, les personnages en meurent), mais jamais leur motivation intime n'est condamnée. Tout le monde a ses raisons, certes, et aucune d’elle n’est mauvaise, mais la vie en société nécessite de faire des choix, et parmi eux certains -ceux qui tiennent compte des raisons des autres- sont meilleurs que d'autres. 

Ce qui me touche, chez Boetticher, c'est aussi ce sentiment très vif de l'air qui passe dans les plans. Je me souviens de Godard disant dans une interview à Cannes que les américains se souciaient surtout d'espace et assez peu de temps (à l'exception d'Ulmer avec Détour). Je suis plutôt d'accord, sauf qu'il citait Boetticher pour exemple, ce qui m'a toujours paru inapproprié dans la mesure où Boetticher me semble être au contraire le parfait contre-exemple. C'est peut-être le premier cinéaste américain du temps, du contre-temps, de l'air du temps. Certes, on traverse souvent chez lui de grands espaces, mais l'enjeu premier est toujours moins la traversée que les moments de pause, où l'on s'arrête boire un café (ah le café de Boetticher !), discutant tranquillement des souvenirs et des projets d'avenir. Il y a là comme une présence pure, matérielle, des êtres et des choses, qui se place dans le creux entre le passé pesant et le futur rêvé. C'est ça, l'air du temps. C'est aussi, bien sûr, la fin des studios, les derniers petits films de série B, mis en boîte avec métier mais aussi avec un avant-goût de vacances, et le sentiment d'un dehors (venu d'Europe ?) qui s'infiltre dans les plans. Ce qui me touche, au fond, c'est sans doute cette alliance parfaite entre application et décontraction, ce plaisir pur de travailler, cette capacité à faire tenir des plans qui débordent de toute part du bonheur de filmer... bref cet air-là, rozierien, qui contamine une partie du cinéma américain de cette période (Hatari !, Donovan's Reef, je les aime d'amour), pris d'un ardent désir de liberté, prêt à déserter Hollywood pour faire un saut dans le monde, et dont Boetticher se trouve être, discrètement, le plus parfait représentant.

lundi 1 avril 2019

Westbound

J’ai très envie d’écrire à propos ou à partir de Westbound (1959) de Budd Boetticher, car c’est un film qui m’a beaucoup marqué, récemment. Mais qu’en dire ? La difficulté, avec un film comme celui-ci, c’est que tout est bâti avec une telle transparence qu’il y a toujours comme une crainte de trahir le film en tentant de montrer avec quelle force tiennent ses invisibles fondations. L’art de Boetticher, c’est le savoir-faire du classicisme hollywoodien porté à un niveau d’excellence, au service de petites histoires politiques vécues par des personnages toujours émouvants, composés et filmés avec le plus grand soin. Des films dans lesquels on perçoit toujours le travail d’équipe, comme une troupe de théâtre ou comme un petit groupe d’ouvriers œuvrant à la construction d’une maison. Il y a quelque chose de fait main, et l’on sent, du reste, chez les acteurs comme dans la tenue des plans (la couleur, la lumière…) un ancrage très physique, presque tellurique, dans le monde. De l’air passe, indéniablement. Impression similaire à la lecture d’une pièce de Brecht : les westerns de Boetticher seraient comme des petits théâtres politiques pour lesquels on a creusé des plans (chez Brecht, ce sont des mots) à même la Terre. 

Difficile aussi de parler de Westbound car c’est un film d’une extrême concision. Il dure 1h08 mais prend le temps de déployer -sans précipitation- un nombre d’enjeux et de personnages assez conséquents. Pour autant, tout reste toujours parfaitement clair et limpide, chaque personnage existe intensément à l’écran (toujours animés de cette tension, toute boetticherienne, entre projets d’avenir entravés et réminiscences des erreurs passées). Notons d’ailleurs que c’est le seul du cycle des sept westerns avec Randolph Scott dans lequel il y a deux personnages féminins importants (une paysanne et une riche bourgeoise) et les deux se ressemblent assez, physiquement. Ce sont Karen Steele, que l’on avait déjà vue chez Boetticher, rayonnante, dans Decision at Sundown et Ride Lonesome, et la sublime Virginia Mayo, sublime déjà dans les films de Tourneur (L’or et l’amour, La flèche et le flambeau) et de Walsh (Capitaine sans peur, White Heat, Along the great divide et surtout le sommet des sommets Colorado Territory). Cette concision, donc, est au service d’un équilibre compact et délicat, faisant forme harmonieuse du contact entre les éléments naturels (décors, acteurs, objets...) et la matière narrative. Elle est aussi, je crois, le signe d’une liberté confiante accordée au spectateur, qui peut regarder plaisamment le film passer en se rendant à peine compte de sa remarquable solidité, ou bien se montrer attentif à tout un tas de petits détails qui révèlent -ou plutôt masquent- le travail minutieux des artisans qui en sont les auteurs. 

L’un d’entre eux, pour l’exemple : au début du film, le capitaine John Hayes (Randolph Scott) entre dans la tente du colonel, qui est accompagné d'un certain Jim Fuller, bourgeois bien habillé. Celui-ci se lève, lui serre la main et lui demande frivolement, comme on demanderait à quelqu'un qui revient de vacances, "Well, what's happening on the line ?". Randolph Scott, alors isolé dans le plan, répond simplement "A war". Ce "A war" n'est pas froid, pas brutal, surtout pas cynique... Il dit la gravité de la guerre comme une évidence, dans ce qu'elle a de plus profondément et tristement banal. Il y a, dans cette réplique, tout Randolph Scott, l'homme et le mythe, l'impassibilité de la voix présente et l'écho de la charge du passé. Il y a aussi, dans ce "A war", -et c'est le plus important- toute la guerre, exprimée en deux mots, à l’apparence limpide et anodine. S'il fallait trouver un modèle idéal à la méthode straubienne, dans l'adéquation la plus juste du dit et du dire, du corps et de la voix, de la voix et de la parole... C'est peut-être chez le Randolph Scott façon Budd Boetticher qu'il faudrait aller chercher. Et Westbound aurait pu s’appeler Non réconciliés (ou Seule la violence aide là où la violence règne).

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...