Découvert ce soir en salle Passeport pour l'enfer (1982), film hong-kongais de Ann Hui, qui est une réalisatrice plutôt réputée dont je n'avais encore vu aucun film. C'est l'histoire d'un journaliste japonais qui revient au Viet-Nâm trois ans après avoir photographié la fin de la guerre, sous la protection du gouvernement qui lui demande de témoigner des bienfaits de sa politique. Évidemment, vient un moment où le journaliste fait un pas de côté et prend conscience des horreurs que subissent encore les habitants du pays. C'est un film très beau, très digne. Il a une grande portée socio-politique, bien sûr, mais sa force réside dans la façon qu'il a d'aller "au-delà", c'est-à-dire de faire exister une fiction. C'est un film qu'on pourrait raconter et critiquer sans ne jamais évoquer son sujet (dont on sent pourtant à chaque plan qu'il est brûlant). Il suffirait de parler de la transformation de la comédie en mélodrame, par exemple, qui évoque le grand McCarey : on rit d'abord beaucoup et agréablement, puis l'horreur s'infiltre progressivement, on la voit venir mais on s'accroche aux restes de comique jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. On ne passe pas du rire à l'effroi en un claquement de doigt, comme on passerait du fromage au dessert. Non, c'est autre chose qui se joue, de l'ordre de la métamorphose d'un sentiment, comme un état sensible du début à la fin mais qui tournerait du jaune au rouge sans qu'on s'en aperçoive. Ainsi le rire devient l'effroi. Et l'on remarque, si l'on fait un peu attention, qu'il y a encore dans le second des cendres du premier (le sacrifice final, dans toute sa monstruosité, a quelque chose de burlesque), et que le premier contenait le second en germe dès le départ : je pense à la scène d’ouverture, à la fois gênante et amusante, durant laquelle le photographe se détourne d’une parade festive pour aller traquer avec son appareil un enfant handicapé s'échappant dans une ruelle.
La gêne aussi, d'ailleurs, c'est très McCarey. Et c'est peut-être elle qui fait le lien entre le rire et l'effroi, qui noue la comédie au mélodrame. On pourrait définir ainsi le film de Ann Hui, disant seulement que Passeport pour l'enfer est un film profondément et constamment gênant. Seulement ce serait omettre le changement de statut de cette gêne, qui va de paire avec l'évolution du journaliste. Dans un premier temps, la gêne se manifeste comme un embarras vis à vis du comportement intrusif du personnage, qui prend des clichés à tour de bras -dans le sens le plus obscène du cliché-, sans se rendre compte du mal qu'il cause en exploitant ainsi la misère des gens (à qui il croit probablement rendre service). Puis vient cette scène stupéfiante où, après avoir suivi deux ados des bas quartiers, il se retrouve dans une sorte d'arrière-cour, l'appareil toujours au cou mais incapable de photographier quoi que ce soit, car ce qu'il voit est trop incroyable : le plus jeune des deux (impayable imitateur de gangster américain) s'amuse avec le cadavre d'un homme fraîchement exécuté, demandant même au journaliste de le prendre en photo avec lui. La gêne est alors à son plus haut point, car, face à l'amoralité totale du comportement de l'ado, le journaliste se retrouve confronté à sa propre immoralité. Quant à la caméra, elle est à l'endroit du regard juste (donc moral), étonnante de froideur distancée, pas si loin de l'objectivité rêvée de Rossellini (on pense à India, terre mère, ou à ses premiers films néo-réalistes). A partir de là, notre personnage abandonne petit à petit son appareil (jusqu'à le ranger définitivement avant sa dernière escapade, à la fin du film) pour passer à l'action, tentant d'aider comme il peut la famille à laquelle il s'est attachée (et qui voit plusieurs de ses membre mourir durant le film). Le regard détaché mais intrusif laisse place au geste, plus directement impactant, plus politique aussi. Le choix de la révolte est d'abord un choix du corps, qui se donne tout entier jusqu'à finir brûler lors de ce sacrifice final, tragique et magnifique. Face à ce corps assumé comme acteur et non plus spectateur/voyeur de la fiction qui se joue, le sentiment de gêne aurait pu disparaître, mais c'est à ce moment que Ann Hui a choisi de le maintenir, et d'inclure dans le film des atrocités qui auraient sans doute été insoutenables si elles avaient été montrées dès le départ, mais qui sont ici envisageables -mais toujours gênantes- dans la mesure où tout ce qui faisait tension dans la première partie du film se trouve réuni en un seul bloc, prêt alors à se confronter à quelque chose de plus dur, plus franc, plus violent.
La grande dignité du film est d'avoir pris le temps de bâtir des personnages capables de résister (dialectiquement) aux pires horreurs avant de les envoyer au combat. Il n'y a donc jamais ce sadisme qu'on peut avoir ailleurs, ce plaisir camouflé de massacrer tout le monde pour montrer toute l'horreur du monde. L'horreur est là dans Passeport pour l'enfer, mais face à elle des sentiments, des personnages, une fiction... Bref un film qui se tient, un film intègre et juste, qui s'engage tout en entier dans la lutte contre une barbarie qui n'est pas la sienne, qui est celle du monde et que le film, par soucis d'honnêteté, refuse de voiler. Mais Ann Hui, comme Mizoguchi, lève le voile non pas pour faire image, mais au contraire dans l'unique but de ne plus avoir à le lever à nouveau.