samedi 23 mars 2019

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Revu Hacker (2015) de Michael Mann. Film vertigineux et bouleversant, l’un des plus beaux et des plus importants de la décennie en cours. Deux petits vers, lancés dans le vent :
il faut avoir l'esprit bien ouvert pour imaginer un monde si vaste 
et les mains bien fermes pour façonner des corps si résistants 

(je rêve de Marguerite Duras, voyant ce film si durassien et écrivant un texte sublime…) 

mercredi 13 mars 2019

Passeport pour l'enfer

Découvert ce soir en salle Passeport pour l'enfer (1982), film hong-kongais de Ann Hui, qui est une réalisatrice plutôt réputée dont je n'avais encore vu aucun film. C'est l'histoire d'un journaliste japonais qui revient au Viet-Nâm trois ans après avoir photographié la fin de la guerre, sous la protection du gouvernement qui lui demande de témoigner des bienfaits de sa politique. Évidemment, vient un moment où le journaliste fait un pas de côté et prend conscience des horreurs que subissent encore les habitants du pays. C'est un film très beau, très digne. Il a une grande portée socio-politique, bien sûr, mais sa force réside dans la façon qu'il a d'aller "au-delà", c'est-à-dire de faire exister une fiction. C'est un film qu'on pourrait raconter et critiquer sans ne jamais évoquer son sujet (dont on sent pourtant à chaque plan qu'il est brûlant). Il suffirait de parler de la transformation de la comédie en mélodrame, par exemple, qui évoque le grand McCarey : on rit d'abord beaucoup et agréablement, puis l'horreur s'infiltre progressivement, on la voit venir mais on s'accroche aux restes de comique jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. On ne passe pas du rire à l'effroi en un claquement de doigt, comme on passerait du fromage au dessert. Non, c'est autre chose qui se joue, de l'ordre de la métamorphose d'un sentiment, comme un état sensible du début à la fin mais qui tournerait du jaune au rouge sans qu'on s'en aperçoive. Ainsi le rire devient l'effroi. Et l'on remarque, si l'on fait un peu attention, qu'il y a encore dans le second des cendres du premier (le sacrifice final, dans toute sa monstruosité, a quelque chose de burlesque), et que le premier contenait le second en germe dès le départ : je pense à la scène d’ouverture, à la fois gênante et amusante, durant laquelle le photographe se détourne d’une parade festive pour aller traquer avec son appareil un enfant handicapé s'échappant dans une ruelle. 

La gêne aussi, d'ailleurs, c'est très McCarey. Et c'est peut-être elle qui fait le lien entre le rire et l'effroi, qui noue la comédie au mélodrame. On pourrait définir ainsi le film de Ann Hui, disant seulement que Passeport pour l'enfer est un film profondément et constamment gênant. Seulement ce serait omettre le changement de statut de cette gêne, qui va de paire avec l'évolution du journaliste. Dans un premier temps, la gêne se manifeste comme un embarras vis à vis du comportement intrusif du personnage, qui prend des clichés à tour de bras -dans le sens le plus obscène du cliché-, sans se rendre compte du mal qu'il cause en exploitant ainsi la misère des gens (à qui il croit probablement rendre service). Puis vient cette scène stupéfiante où, après avoir suivi deux ados des bas quartiers, il se retrouve dans une sorte d'arrière-cour, l'appareil toujours au cou mais incapable de photographier quoi que ce soit, car ce qu'il voit est trop incroyable : le plus jeune des deux (impayable imitateur de gangster américain) s'amuse avec le cadavre d'un homme fraîchement exécuté, demandant même au journaliste de le prendre en photo avec lui. La gêne est alors à son plus haut point, car, face à l'amoralité totale du comportement de l'ado, le journaliste se retrouve confronté à sa propre immoralité. Quant à la caméra, elle est à l'endroit du regard juste (donc moral), étonnante de froideur distancée, pas si loin de l'objectivité rêvée de Rossellini (on pense à India, terre mère, ou à ses premiers films néo-réalistes). A partir de là, notre personnage abandonne petit à petit son appareil (jusqu'à le ranger définitivement avant sa dernière escapade, à la fin du film) pour passer à l'action, tentant d'aider comme il peut la famille à laquelle il s'est attachée (et qui voit plusieurs de ses membre mourir durant le film). Le regard détaché mais intrusif laisse place au geste, plus directement impactant, plus politique aussi. Le choix de la révolte est d'abord un choix du corps, qui se donne tout entier jusqu'à finir brûler lors de ce sacrifice final, tragique et magnifique. Face à ce corps assumé comme acteur et non plus spectateur/voyeur de la fiction qui se joue, le sentiment de gêne aurait pu disparaître, mais c'est à ce moment que Ann Hui a choisi de le maintenir, et d'inclure dans le film des atrocités qui auraient sans doute été insoutenables si elles avaient été montrées dès le départ, mais qui sont ici envisageables -mais toujours gênantes- dans la mesure où tout ce qui faisait tension dans la première partie du film se trouve réuni en un seul bloc, prêt alors à se confronter à quelque chose de plus dur, plus franc, plus violent. 

La grande dignité du film est d'avoir pris le temps de bâtir des personnages capables de résister (dialectiquement) aux pires horreurs avant de les envoyer au combat. Il n'y a donc jamais ce sadisme qu'on peut avoir ailleurs, ce plaisir camouflé de massacrer tout le monde pour montrer toute l'horreur du monde. L'horreur est là dans Passeport pour l'enfer, mais face à elle des sentiments, des personnages, une fiction... Bref un film qui se tient, un film intègre et juste, qui s'engage tout en entier dans la lutte contre une barbarie qui n'est pas la sienne, qui est celle du monde et que le film, par soucis d'honnêteté, refuse de voiler. Mais Ann Hui, comme Mizoguchi, lève le voile non pas pour faire image, mais au contraire dans l'unique but de ne plus avoir à le lever à nouveau.

mardi 12 mars 2019

Carmen Jones

Dans ma lancée "adaptations premingeriennes", après Sainte Jeanne (1957) et Bonjour tristesse (1958), j'ai regardé cet après-midi Carmen Jones (1954), basée sur une comédie musicale de Broadway, elle-même tirée du célèbre opéra de Bizet, déjà adapté d’une nouvelle de Mérimée (pfiou !). La particularité de cette Carmen Jones (version Broadway comme version Preminger) est de compter sur un casting intégralement constitué d'acteurs noirs (même les figurants) et d'avoir été transposée dans les années 1940. Preminger à la tête d'une comédie "negro-musicale" tournée en couleur et en CinemaScope, voilà qui avait de quoi rendre curieux. Bien que, d'une certaine façon, le projet soit typiquement premingerien, son cinéma pouvant être envisagé comme une forme de théâtre "jazzisée". Ici le théâtre et le jazz sont d'emblée au premier plan, et le cinéaste les filme avec une telle application que son Carmen Jones s’avère d'une efficacité redoutable. Il faut voir, par exemple, la rapidité avec laquelle sont posés personnages et enjeux : on commence avec une femme (Cindy-Lou), puis un homme (Joe) puis une autre femme (Carmen). Pim pam poum, en quelques gestes, quelques regards, quelques chants, la machine est lancée ! Carmen, brûlante de désir, va faire vaciller le cœur puis le corps de Joe (jusqu'alors droit comme un soldat de plomb), avant de s'échapper orgueilleusement, terrorisée qu'elle est à l'idée de ne plus pouvoir jouir pleinement de sa liberté de désirer. Joe, quant à lui, avait abandonné violemment sa petite vie bien rangée pour se donner entièrement à Carmen, quitte à s'enfermer dans l'amour. Mais c'était oublier, hélas !, qu'il n'était, pour Carmen, pas question d'amour, et surtout pas d'enfermement. Cindy-Lou, enfin, semble un peu mise de côté après avoir ouvert le film, mais son absence charge le drame d'un certain poids moral (elle permet de jouer la note du spectre de l'infidélité anti-conventionnelle), et Preminger ne manque pas, à son retour, de prendre la mesure du tragique de sa situation. Malgré sa faible présence à l'écran, le personnage est beau car il est digne et toujours lucide : Cindy-Lou devine d'emblée la relation qui va se nouer entre son amant et Carmen et, malgré sa tristesse évidente, elle ne succombera jamais aux torrents de passions qui emporteront les deux autres. 


Tout ça, donc, est rondement mené, admirablement rythmé, joliment mis en couleurs et en musique... On peut voir aussi une franche honnêteté dans le refus de Preminger de fétichiser ses acteurs noirs, qu'il filme de la même façon que les blancs, c'est-à-dire presque comme des danseurs, avec un profond respect pour l'élégance de leur corps en mouvement et la délicatesse du mystère qu'ils préservent. Ce n'était pas évident à Hollywood, à l'époque -et ça ne l'est toujours pas aujourd’hui, d'ailleurs. Dorothy Dandridge est superbe en Carmen, enflammée, insaisissable, constamment parée d'un sourire qui masque comme il peut une angoisse profonde (angoisse de vivre ; pulsion de mort). Et l'amplitude du décor ne fait qu'accentuer l'impression d'une énergie affolée, rentrée (Joe) ou débordante (Carmen), où le mouvement précipité de la vie semble n'avoir qu'un seul but : échapper à la mort. Bref, Carmen Jones a tout d'une éclatante réussite. Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas complètement... C'est comme si l'application minutieuse du cinéaste avait tendance à empêcher un peu le film de respirer. Tout est si parfait qu'il ne reste, en fin de compte, qu'à admirer le travail et à tirer son chapeau. Mais il manque ces pointes d'imperfections, ce semblant d'aspérité, ce vent de fraîcheur... enfin toutes ces petites choses secrètes qui font le sel d'un film et nous donnent, en mineur, le goût de sa grandeur. Je préfère Fallen Angel (1945) parce qu’une tension glaciale naît du rapport entre la mise-en-scène resserrée et le jeu intériorisé des acteurs ; je préfère The Moon is blue (1953) car la fluidité et la transparence des mouvements d'appareil laissent aux acteurs la liberté de déployer tout leur talent. Carmen Jones se situe dans un entre-deux peut-être plus confortable qu'audacieux. Restent tout de même -Preminger oblige- la belle allure d'une caméra toujours souple et adroite, le sentiment diffus d'une passion souterraine, et l'évidence du théâtre comme condition première à l’élaboration d’un réalisme cinématographique. Ce qui suffit amplement à en faire un beau film.

lundi 11 mars 2019

Bonjour tristesse

Vu à l’instant Bonjour tristesse (1958) d’Otto Preminger adapté du best-seller de Françoise Sagan, avec Jean Seberg dans le rôle de Cécile. Je n'ai pas lu le roman, et je dois dire que le film tend à me dissuader de le faire. Cette petite histoire de jeune fille semble un peu idiote, faussement authentique, d'une nouveauté de carte postale (et entendons-nous bien, je n'ai rien contre les cartes postales, mais il faut bien dire que la nouveauté n'est pas leur fort, l'idée étant avant tout de reconnaître un lieu ou un état, c'est-à-dire de faire nouveau, si l'on veut, au lieu d'être nouveau)... Bref, tout ce que j'ai vu dans Bonjour tristesse de Preminger porte à croire que le livre dont il est tiré est plutôt mauvais... Pourtant le film est bon. Il est bon, non pas car son auteur prendrait une quelconque distance avec le matériau qu'il adapte (le film est très fidèle, parait-il), mais plutôt parce qu'il le prend comme matériau, justement. Et la distance qui importe n'est pas celle qui sépare le scénario d'Arthur Laurents du livre de Françoise Sagan, mais celle prise par la mise-en-scène par rapport à son sujet. Quel est le sujet de Bonjour tristesse selon Preminger, alors ? Les minauderies de Cécile ? Non, évidemment... Ce qui intéresse notre cinéaste, c'est avant tout l'actrice. Disons même les acteurs, pour être plus juste, car Deborah Kerr, Mylène Demongeot et David Niven ne sont pas en reste. La relation père-fille qui se joue entre ce dernier et Jean Seberg, d'une opacité perverse toute premingerienne, existe à l'écran non pas grâce à une prétendue ambiguïté pré-écrite, mais bien parce que les acteurs se regardent, se touchent, ne se touchent pas, se meuvent, se parlent et sont ensemble d'une façon telle que l'ambiguïté s'offre d'elle-même à notre regard. De même le dialogue, souvent d'une mièvrerie adolescente, devient grâce au chef d'orchestre Preminger la partition d'une musique jazzy, constamment harmonieuse, qui coule si agréablement dans l'oreille qu'on en perdrait la tête. 

Filmer à en perdre la tête : c'est peut-être ça, l'art de Preminger. L'intelligence du metteur en scène le plus adroit d'Hollywood est de laisser son intelligence de côté pour faire corps avec la caméra. Ainsi les mouvements d'appareil, d'une souplesse sans égale, se confondent-ils avec ceux du regard ; ainsi les pulsations du film laissent-elles à penser qu'"un cœur bat derrière l'objectif" (la formule est de Biette). Ce qui est beau, dans Bonjour tristesse, c'est donc Jean Seberg chantant ses répliques, jouant à la méditation sur son lit ou courant à travers les arbres à la poursuite de Deborah Kerr. C'est aussi David Niven, en tenue de vacancier, rayonnant du bonheur d'être acteur. Et puis le vent dans les vêtements, les vagues s’écrasant sur la plage, le relief coloré de la villa... Il y a, dans cette légèreté de jeu, cette fraîcheur toute musicale et cette liberté prise vis à vis de l'assisse narrative, comme un esprit de Nouvelle Vague. En 1958, à Hollywood, le cinéma commence à se faire la malle. Les grands artisans en profitent pour danser sous le soleil avant qu'il se couche, et filmer le joyeux bordel avant qu'il devienne plus bordélique encore, et moins joyeux. La décontraction sereine (déjà consciente d'elle-même) de Preminger et sa troupe est la même que celle de Frank Sinatra dans Comme un torrent (1958, Minnelli), ou celle d'Angie Dickinson dans Rio Bravo (1959, Hawks). Il y a de l'air qui commence à passer dans les studios, ça fait plein de trous dans le cinéma. Ceux qui sentent le sentent, et en font de superbes films de jeunesse (Comanche Station, Hatari !, Donovan's Reef...). Ceux qui ne sentent pas le sentent quand même, et tentent vainement de boucher les trous (c'est Cléopâtre de Mankiewicz). Preminger, bien sûr, appartient à la première catégorie. Il suffit de voir Bonjour tristesse (tout est dans le titre).

vendredi 8 mars 2019

Maine Océan, meilleur film français ?

Et si Maine Océan (1986), de Jacques Rozier, était le meilleur film français ? Meilleur film français, c'est-à-dire à la fois meilleur film d'une production française, mais aussi meilleur film de ce qui est français. Car Maine Océan a en lui une force politique extraordinaire, comme un éclat populaire, si je puis dire, un éclat typiquement français, d'une beauté, d'une justesse et d'une intensité incomparables. Il faut voir la scène du procès, et ce duel de langage drôle et étonnant qui débouche sur une terrible injustice due à un bête processus de reconnaissance de classe (le juge entend mieux les arguments du bourgeois car ils sont formulés dans une langue qu'il connaît et partage, tandis qu'il ne comprend rien ou presque à ce que lui dit Marcel Petitgras, pourtant honnête et tout à fait dans son droit). Il faut voir aussi le contrôle des billets dans le train, qui ouvre le film, et la confusion qui règne, à cause du langage là encore (celle qui est contrôlée est brésilienne et ne parle ni français ni anglais, ce qui rend la communication avec le contrôleur bien compliquée), mais aussi des effets produits par les charmes de la brésilienne sur cet empoté de Bernard Menez, gêné dans son travail par les circonstances. Puis ce même Bernard Menez, sur la fin, qui voit naître un rêve de gloire américaine, avant que ce rêve ne soit anéanti dès le lendemain, le poussant à retourner à son boulot quotidien, riche quand même de la belle expérience d'ouverture à l'autre qu'ont constituées ces vacances improvisées. Bref, il y a dans Maine Océan un état français, résistant -parce qu'il est- à l'Etat majuscule. Résistant parce qu'il est, c'est-à-dire luttant par son existence-même, au sein du film comme au sein du pays -Rozier ne fait, au fond, que le mettre en lumière-. Cet état est celui d'une vitalité exaltante, attaquée de toute part par une violence des rapports, qui trouve sa source dans la rigidité des postures officielles (le barman, le juge, le producteur, le contrôleur, l'avocate... chacun semble enfermé dans les automatismes de son rôle social) et dans l'incommunicabilité qu'elle engendre (si chacun reste à sa place, immobile et les yeux tournés vers lui-même, il est bien difficile de se montrer à l'écoute de ce qui se joue pour l'autre). 

La solution proposée par Rozier est de mélanger tout ce beau monde et de faire éclater les postures, grâce à ce remède miraculeux dont il semble être le seul, de tous les cinéastes, à connaître le secret : les vacances. Maine Océan entrevoit donc le rêve d'une France en vacances, provisoirement débarrassée de ce générateur de violence qu'est la "contrainte professionnelle". Mais qui dit vacances, ou rêves, dit aussi réveil et retour au boulot, dont le spectre hante tout le film (comme il hantait déjà Du côté d'Orouët, 1973, film bien plus triste qu'il n'y paraît) jusqu'à venir heurter presque tragiquement le personnage de Bernard Menez. Je dis "presque", car la beauté de cette fin tient dans cette double idée du boulot, comme retour tragique à la réalité, donc, mais aussi, à travers tous ces gens qui aident tour à tour Bernard Menez (et en particulier ces marins, qui le transportent en bateau pendant une scène particulièrement longue durant laquelle le temps lui-même est travaillé), comme plaisir simple, honnête, physique, détaché de toute posture. Ce que nous montre Maine Océan, c'est que ça peut aussi être ça le travail : non plus la contrainte professionnelle ou le poids de la ligne de conduite officielle, mais plutôt l'exercice d'une présence active au monde, pour faire ludiquement et agréablement l'expérience du temps et de l'autre. Travailler à être soi et à jouer avec les autres. Autrement dit, ce que nous montre Maine Océan, comme chacun des films de Rozier, c'est que des vacances comme celles-ci, surprenantes, stimulantes et aventureuses, c'est déjà du travail. Peut-être même que c'en est la forme la plus aboutie (c'est en tout cas la plus épanouissante).

dimanche 3 mars 2019

Les Eternels

Vu au cinéma Les Eternels (2019) de Jia Zhangke. L'impression que le film est monté de telle sorte qu'on s'extasie devant sa construction : les ellipses et la dynamique temporelle, au lieu de prendre corps, apparaissent avant tout comme des effets : on remarque très nettement les changements de format, le maquillage des acteurs, l'évolution du décor... de façon peut-être moins grossière que dans Au-delà des montagnes (le précédent film de Jia Zhangke, qui utilisait une structure similaire, en trois parties sur trois époques), mais avec, quand même, une certaine lourdeur, qui provient de ce que l'assemblage de ces éléments tient davantage de la démonstration de force que d'une véritable recherche rythmique. 

Si je songe à L'Homme fidèle (sorti il y a quelques semaines) et à son ellipse d'une dizaine d'années, je ne peux m'empêcher de penser qu'elle est bien plus harmonieuse, car plus discrète, légère, prise dans un sentiment d'étrangeté et de mystère, tout en offrant au récit et aux personnages la possibilité de s'ouvrir à de nouvelles perspectives. Il ne s'agit pas pour Garrel et Carrière (réalisateur et scénariste) de mettre en avant la virtuosité avec laquelle ils parviennent à moduler le temps au sein du film, mais plutôt d'explorer les chemins nouvellement tracés par un saut dans le futur, et d'observer l'impact du temps sur les relations tissées entre les personnages (puis cette ellipse a la bonne idée d'apparaître d'abord comme une bizarrerie, quelque chose de presque sautillant, tel un hoquet inattendu qui balaierait du récit le personnage de Paul, condamné ainsi à rester un fantôme). Je ne retrouve pas cette souplesse ni cette légèreté-là dans Les Éternels, où les effets pèsent au contraire sur le récit plus qu'ils ne permettent son déploiement : le temps passé à contempler béatement le nouveau visage de l'actrice, trop parfaitement marqué par son passage en prison, aurait tout aussi bien pu servir à découvrir la trace laissée par un tel événement sur sa vie. Cinq ans de prison, ce n'est pas rien, surtout quand on s'est sacrifié pour un autre. Mais ce n'est pas ça qui intéresse en priorité Jia Zhangke (bien qu'il y accorde parfois un peu d'attention -lors d'assez beaux moments-) ; il pense d'abord à maquiller son film comme il maquille son actrice. Certains critiques parlent d'ailleurs des problèmes écologiques, sociaux et économiques soulevés par le film, mais cela a-t-il vraiment quelque chose à voir avec Les Eternels ? Mon impression, c'est que le réalisateur disposait d'une belle histoire, mais qu'il lui a manqué le courage nécessaire pour filmer cette histoire honnêtement. Ainsi n'a-t-il pas pu s'empêcher de la recouvrir de tout un tas d'ornements, signes de séduction et signature, pour s'accorder par avance les faveurs d'une critique bien heureuse de pouvoir dire le plus grand bien du nouveau Jia Zhangke, avec son dispositif formel impressionnant et son propos édifiant sur la Chine contemporaine. Style et thème de prédilection font un bon Ôteur.

A cet égard, le dernier plan ne trompe pas (ou plutôt si : il révèle la tromperie à l’œuvre dès le départ) : l'homme est parti, ne reste que la femme, adossée au mur dans l'entrée, difficilement visible car filmée depuis une caméra de surveillance. Jia Zhangke ne s'intéresse pas à son actrice, et ne s'intéresse pas non plus aux sentiments qui traversent son personnage, puisque la force morale qui le faisait tenir debout depuis la moitié du film est constamment mise à mal par la mise-en-scène (qui se place toujours en soutien plus ou moins assumé des autres personnages) jusqu'à cet anéantissement ultime, qui détruit définitivement la beauté d'un amour incorruptible pour le réduire une idée bête, méchante et intolérable, formulable grossièrement en quelques mots : les sentiments sont un piège dans lequel il vaut mieux éviter de se faire prendre au risque de finir emprisonné par ses propres tourments. On me rétorquerait peut-être que c'est la société qui enferme les sentiments, et que Jia Zhangke la condamne, mais la fin du film témoigne du contraire : l'homme est libre de s'enfuir car il a su résister orgueilleusement à l'amour qu'il éprouvait pour la femme ; celle-ci est figée, immobile, perdue par la "droiture" qu'elle n'a cessé de défendre, et observée comme une taularde par le cinéaste qui finit son film sur ce regard de geôlier. Le gardien de prison est-il l'ami du prisonnier ?

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...