mardi 12 mars 2019

Carmen Jones

Dans ma lancée "adaptations premingeriennes", après Sainte Jeanne (1957) et Bonjour tristesse (1958), j'ai regardé cet après-midi Carmen Jones (1954), basée sur une comédie musicale de Broadway, elle-même tirée du célèbre opéra de Bizet, déjà adapté d’une nouvelle de Mérimée (pfiou !). La particularité de cette Carmen Jones (version Broadway comme version Preminger) est de compter sur un casting intégralement constitué d'acteurs noirs (même les figurants) et d'avoir été transposée dans les années 1940. Preminger à la tête d'une comédie "negro-musicale" tournée en couleur et en CinemaScope, voilà qui avait de quoi rendre curieux. Bien que, d'une certaine façon, le projet soit typiquement premingerien, son cinéma pouvant être envisagé comme une forme de théâtre "jazzisée". Ici le théâtre et le jazz sont d'emblée au premier plan, et le cinéaste les filme avec une telle application que son Carmen Jones s’avère d'une efficacité redoutable. Il faut voir, par exemple, la rapidité avec laquelle sont posés personnages et enjeux : on commence avec une femme (Cindy-Lou), puis un homme (Joe) puis une autre femme (Carmen). Pim pam poum, en quelques gestes, quelques regards, quelques chants, la machine est lancée ! Carmen, brûlante de désir, va faire vaciller le cœur puis le corps de Joe (jusqu'alors droit comme un soldat de plomb), avant de s'échapper orgueilleusement, terrorisée qu'elle est à l'idée de ne plus pouvoir jouir pleinement de sa liberté de désirer. Joe, quant à lui, avait abandonné violemment sa petite vie bien rangée pour se donner entièrement à Carmen, quitte à s'enfermer dans l'amour. Mais c'était oublier, hélas !, qu'il n'était, pour Carmen, pas question d'amour, et surtout pas d'enfermement. Cindy-Lou, enfin, semble un peu mise de côté après avoir ouvert le film, mais son absence charge le drame d'un certain poids moral (elle permet de jouer la note du spectre de l'infidélité anti-conventionnelle), et Preminger ne manque pas, à son retour, de prendre la mesure du tragique de sa situation. Malgré sa faible présence à l'écran, le personnage est beau car il est digne et toujours lucide : Cindy-Lou devine d'emblée la relation qui va se nouer entre son amant et Carmen et, malgré sa tristesse évidente, elle ne succombera jamais aux torrents de passions qui emporteront les deux autres. 


Tout ça, donc, est rondement mené, admirablement rythmé, joliment mis en couleurs et en musique... On peut voir aussi une franche honnêteté dans le refus de Preminger de fétichiser ses acteurs noirs, qu'il filme de la même façon que les blancs, c'est-à-dire presque comme des danseurs, avec un profond respect pour l'élégance de leur corps en mouvement et la délicatesse du mystère qu'ils préservent. Ce n'était pas évident à Hollywood, à l'époque -et ça ne l'est toujours pas aujourd’hui, d'ailleurs. Dorothy Dandridge est superbe en Carmen, enflammée, insaisissable, constamment parée d'un sourire qui masque comme il peut une angoisse profonde (angoisse de vivre ; pulsion de mort). Et l'amplitude du décor ne fait qu'accentuer l'impression d'une énergie affolée, rentrée (Joe) ou débordante (Carmen), où le mouvement précipité de la vie semble n'avoir qu'un seul but : échapper à la mort. Bref, Carmen Jones a tout d'une éclatante réussite. Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas complètement... C'est comme si l'application minutieuse du cinéaste avait tendance à empêcher un peu le film de respirer. Tout est si parfait qu'il ne reste, en fin de compte, qu'à admirer le travail et à tirer son chapeau. Mais il manque ces pointes d'imperfections, ce semblant d'aspérité, ce vent de fraîcheur... enfin toutes ces petites choses secrètes qui font le sel d'un film et nous donnent, en mineur, le goût de sa grandeur. Je préfère Fallen Angel (1945) parce qu’une tension glaciale naît du rapport entre la mise-en-scène resserrée et le jeu intériorisé des acteurs ; je préfère The Moon is blue (1953) car la fluidité et la transparence des mouvements d'appareil laissent aux acteurs la liberté de déployer tout leur talent. Carmen Jones se situe dans un entre-deux peut-être plus confortable qu'audacieux. Restent tout de même -Preminger oblige- la belle allure d'une caméra toujours souple et adroite, le sentiment diffus d'une passion souterraine, et l'évidence du théâtre comme condition première à l’élaboration d’un réalisme cinématographique. Ce qui suffit amplement à en faire un beau film.

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