Vu au cinéma Les Eternels (2019) de Jia Zhangke. L'impression que le film est monté de telle sorte qu'on s'extasie devant sa construction : les ellipses et la dynamique temporelle, au lieu de prendre corps, apparaissent avant tout comme des effets : on remarque très nettement les changements de format, le maquillage des acteurs, l'évolution du décor... de façon peut-être moins grossière que dans Au-delà des montagnes (le précédent film de Jia Zhangke, qui utilisait une structure similaire, en trois parties sur trois époques), mais avec, quand même, une certaine lourdeur, qui provient de ce que l'assemblage de ces éléments tient davantage de la démonstration de force que d'une véritable recherche rythmique.
Si je songe à L'Homme fidèle (sorti il y a quelques semaines) et à son ellipse d'une dizaine d'années, je ne peux m'empêcher de penser qu'elle est bien plus harmonieuse, car plus discrète, légère, prise dans un sentiment d'étrangeté et de mystère, tout en offrant au récit et aux personnages la possibilité de s'ouvrir à de nouvelles perspectives. Il ne s'agit pas pour Garrel et Carrière (réalisateur et scénariste) de mettre en avant la virtuosité avec laquelle ils parviennent à moduler le temps au sein du film, mais plutôt d'explorer les chemins nouvellement tracés par un saut dans le futur, et d'observer l'impact du temps sur les relations tissées entre les personnages (puis cette ellipse a la bonne idée d'apparaître d'abord comme une bizarrerie, quelque chose de presque sautillant, tel un hoquet inattendu qui balaierait du récit le personnage de Paul, condamné ainsi à rester un fantôme). Je ne retrouve pas cette souplesse ni cette légèreté-là dans Les Éternels, où les effets pèsent au contraire sur le récit plus qu'ils ne permettent son déploiement : le temps passé à contempler béatement le nouveau visage de l'actrice, trop parfaitement marqué par son passage en prison, aurait tout aussi bien pu servir à découvrir la trace laissée par un tel événement sur sa vie. Cinq ans de prison, ce n'est pas rien, surtout quand on s'est sacrifié pour un autre. Mais ce n'est pas ça qui intéresse en priorité Jia Zhangke (bien qu'il y accorde parfois un peu d'attention -lors d'assez beaux moments-) ; il pense d'abord à maquiller son film comme il maquille son actrice. Certains critiques parlent d'ailleurs des problèmes écologiques, sociaux et économiques soulevés par le film, mais cela a-t-il vraiment quelque chose à voir avec Les Eternels ? Mon impression, c'est que le réalisateur disposait d'une belle histoire, mais qu'il lui a manqué le courage nécessaire pour filmer cette histoire honnêtement. Ainsi n'a-t-il pas pu s'empêcher de la recouvrir de tout un tas d'ornements, signes de séduction et signature, pour s'accorder par avance les faveurs d'une critique bien heureuse de pouvoir dire le plus grand bien du nouveau Jia Zhangke, avec son dispositif formel impressionnant et son propos édifiant sur la Chine contemporaine. Style et thème de prédilection font un bon Ôteur.
A cet égard, le dernier plan ne trompe pas (ou plutôt si : il révèle la tromperie à l’œuvre dès le départ) : l'homme est parti, ne reste que la femme, adossée au mur dans l'entrée, difficilement visible car filmée depuis une caméra de surveillance. Jia Zhangke ne s'intéresse pas à son actrice, et ne s'intéresse pas non plus aux sentiments qui traversent son personnage, puisque la force morale qui le faisait tenir debout depuis la moitié du film est constamment mise à mal par la mise-en-scène (qui se place toujours en soutien plus ou moins assumé des autres personnages) jusqu'à cet anéantissement ultime, qui détruit définitivement la beauté d'un amour incorruptible pour le réduire une idée bête, méchante et intolérable, formulable grossièrement en quelques mots : les sentiments sont un piège dans lequel il vaut mieux éviter de se faire prendre au risque de finir emprisonné par ses propres tourments. On me rétorquerait peut-être que c'est la société qui enferme les sentiments, et que Jia Zhangke la condamne, mais la fin du film témoigne du contraire : l'homme est libre de s'enfuir car il a su résister orgueilleusement à l'amour qu'il éprouvait pour la femme ; celle-ci est figée, immobile, perdue par la "droiture" qu'elle n'a cessé de défendre, et observée comme une taularde par le cinéaste qui finit son film sur ce regard de geôlier. Le gardien de prison est-il l'ami du prisonnier ?
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