mardi 11 juillet 2017

Dialogue entre Roland et Hadrien à propos de Mort à Venise



Roland : le musicien Von Aschenbach, dans le film de Visconti, arrive sans joie à Venise, blessé, blasé, fatigué. La ville n'est qu'un décor de fond, où il vient traîner sa mélancolie. Mais, en retour, Venise lui résiste : c'est le gondolier qui n'en fait qu'à sa tête, c'est le sirocco, qui rend l'air irrespirable, et bientôt Tadzio, qui met son flegme à rude épreuve.

Lui, qui professe la maîtrise des sens, dont l'équilibre est le but absolu, est bousculé, investi par ce que Venise possède de vie intrinsèque, dans ses bas-fonds, sa lagune, ses franges, ses marges. C'est l'ambiguïté de Venise, sa complexité, impérieuse et inépuisable.

Le voici corrompu par Venise. Il pense partir, mais, piégé par un imprévu ridicule (sa malle s'est fait la malle), il revient, se laisse enfin porter, apprécie enfin ce séjour entrepris sans entrain. Sa seconde arrivée à Venise est alors pleine de joie et de désir : il hume l'air, apprécie le paysage, adhère à ce monde où il revient cette fois de son plein gré.


Bientôt, tout se mêle : Venise, l'amour, le choléra, le passé, le présent, le désir, la mort. Il ne maîtrise plus rien, Venise l'envahit. Dans cette Venise de fin du monde, où les fumigations empuantent les rues, le ballet final est macabre : grimé par un barbier, il erre sur les pas de Tadzio comme un fantôme grotesque.


Il touche le fond de Venise, et il atteint au fond cette pureté qu'il recherchait depuis toujours. Tout au fond du bout de la maladie de l'amour, de la maladie de la mort, la conque embrumée de Venise se referme sur lui comme le ferait un ventre vorace, une bouche féroce. 


Hadrien :
J'ai vu ce film il y a un certain temps déjà, et si ce n'est pas mon Visconti favori (je préfère Senso ou La Terre Tremble), je dois dire qu'il m'a beaucoup marqué. C'est un joli texte que tu as écrit là, qui capte bien l'esprit du film, son souffle suffocant... On parle souvent de "paysage-état d'âme" au cinéma, lorsque le décors embrasse l'intériorité des personnages, comme chez Rossellini (Rome, ville ouverte, Allemagne année zéro, Stromboli, Voyage en Italie...) ou Antonioni (Zabriskie Point notamment), mais il me semble que c'est l'inverse qui se produit dans Mort à Venise. Le personnage se trouve dans l'impossibilité totale de communier (ou même simplement de communiquer) son environnement. Tout le film repose sur le champ/contre-champ : lui d'un côté, l'autre de l'autre. Et la
fatigue grandissante, l'épuisement, même, d'être seul dans le cadre et de ne voir le monde qu'à l'extérieur, dans le contre-champ. La beauté (celle de Venise, celle du jeune homme) lui inaccessible. Solitude infinie. Puis la mort... 


Roland :
Ce que tu dis en complément sur l'impossibilité pour VA de communiquer est très juste. J'aime également ce film pour son côté très "proustien", lié ici à Venise bien sûr (on sait que l'expérience de Venise a été déterminante pour Proust), mais aussi à l'atmosphère fin de siècle de cette bourgeoisie en vacance perpétuelle, mais aussi aux épisodes de mémoire involontaire (les notes jouées par Tadzio sur le piano de l'hôtel qui renvoient à des moments passés), mais aussi à la figure de l'inversion, même si elle est ici à peine esquissée. Visconti a rêvé en vain de mettre en image A la recherche du temps perdu : c'est peut-être dans ce film qu'il s'est le plus approché de son univers.



Mort à Venise (Morte a Venezia), film italien de Luchino Visconti sorti en 1971. 

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