Regard, désirs : cinéma. Un monde d'images. Un monde des images (au lieu des images du monde). Nécessité de libérer les images, de se libérer des images. Mais se libérer, ce n'est pas renier, ni voiler. C'est ne pas s'y arrêter. C'est prendre conscience que derrière les images, il y a quelque chose. Mary à tout prix nous laisse entrevoir ce quelque chose, ce "something that they don't know" que chante le guitariste dans ce refrain qui revient à plusieurs reprises. Le film nous révèle un monde dans lequel le regard-cinéma (regard-télévision ?) s'est complètement substitué à notre regard. Tout est représentation. Le monde est figé dans l'image qu'il renvoie, en somme. Mais nous, spectateurs, avons un avantage sur les personnages : nous voyons à la fois le champ et le contre-champ. Chacun d'entre eux est enfermé dans une représentation unique et figée, mais en nous montrant la diversité de ces représentations, le film nous met face à leur absurdité, qui est aussi notre propre absurdité, et qui se révèle être mortifère (d'où la nécessité d'en sortir).
L'humour du film naît de cette idée de renvoyer la balle au spectateur. « Woogy de Barrigton High, ça fait ringard. », dit Ted, cadré en plan large avec sa bande de potes, elle-même tout ce qu'il y a de plus ringard (selon l'idée qu'on se fait du ringard). Il y a dans le même plan le champ (Ted et ses potes) et le contre-champ (l'image de Woogy), et c'est du décalage entre les deux que provient notre rire. Ce n'est pas de Ted qu'on se moque, mais bien de l'idée que quelqu'un que l'on juge ringard puisse lui-même juger quelqu'un d'autre de ringard. Et si nous-même étions accusés de ringardise par un autre ? Alors notre jugement à l'égard de Ted apparaît tout aussi absurde, vain et donc risible que celui de Ted sur Woogy. Ainsi se cache, derrière chaque touche d'humour du film, une proposition à faire un pas en arrière, à prendre du recul. Là où la réussite est éclatante, c'est que cette prise de recul s'opère inconsciemment : si l'on rit, c'est déjà qu'on a fait le pas en arrière nécessaire à la compréhension du gag, donc qu'on a été amené, l'espace d'une seconde, à remettre en question nos préjugés.
Dans Mary à tout prix, les préjugés sont légion. Les « on dirait » et « il parait » font loi. Chaque scène (à l'exception, peut-être, de la bagarre avec le chien, quoi qu'elle soit déclenchée par un a priori trompeur quant à l'apparence de l'animal) travaille cette idée de confrontation entre préjugé et réalité. L'un voit les choses d'une certaine façon, mais l'autre d'une autre, et les deux points de vue entrent en collision. Puis de cette collision naît un troisième point de vue, que l'on pourrait assimiler (sûrement à tort, d'ailleurs) à la réalité du film : celui du spectateur. On repense à la matière gluante qui pend sur l'oreille : sperme pour l'un, gel pour l'autre. On se remémore la scène de l'interrogatoire et le quiproquo grandissant sur la nature du délit : prise en voiture d'un auto-stoppeur pour l'un, meurtres en série pour l'autre. Ou, juste avant, les deux flics conversant sur la différence entre l'apparence de Ted et celle que devrait revêtir un tueur (« ils n'ont jamais la tête de l'emploi »). La vitre séparant les policiers de notre héros est encore à briser.
Cette vitre, c'est le miroir de Mary, les jumelles de Healy, les lunettes de Tucker... C'est aussi la télévision (celle de Dom, entre autre), prisme déformant la réalité, enfermant les images au lieu d'ouvrir sur le monde. Mary à tout prix, c'est l'histoire, ô combien d'actualité, d'êtres humains qui tentent de s'ouvrir au monde mais qui restent enfermés dans les images. Fin de la première séquence : lorsque Mary propose à Ted d'aller à la fête avec lui, sa perception des choses se trouve bouleversée. Son regard, figé jusqu'alors, prend vie. Et la caméra, figée aussi, se rapproche lentement de son visage. Un premier mouvement se crée, et restera gravé dans la mémoire de Ted : s'il aime Mary, c'est car elle lui a permis, l'espace d'un instant, d'entrevoir le réel se cachant derrière l'image du réel, de se libérer des images. En cherchant à recontacter Mary, c'est le réel qu'il tente de retrouver. C'est la quête d'un monde vivant. Mais Ted n'en a pas encore pleinement conscience, et reprend d'ailleurs, en voix off, « les types du lycée commencèrent à me voir d'un autre œil ». S'il y a nécessité, pour les Farrelly, de se libérer des images, c'est donc car la vie (et, pourrait-on dire, le bonheur) se trouve derrière.
Il me semble important de revenir sur l'idée que nous ne nous moquons jamais directement des personnages, car la bienveillance dont font preuve les Farrelly à l'égard des êtres filmés est une composante importante de leur cinéma. Oui, nous avons une vision d'ensemble qu'ils n'ont pas, et nous rions de leur handicap sur nous. Mais nous ne rions pas par condescendance, nous rions par compassion. Leur handicap nous renvoie au nôtre. Le monde des images de Mary à tout prix est notre monde des images. Prenons la scène de l'interrogatoire mentionnée plus haut : nous rions car nous voyons les deux points de vue entrer en collision, dans l'impossibilité de dialoguer. Nous en venons à désirer le dialogue pour régler le conflit, donc à vouloir la réconciliation. Notons aussi que chaque personnage a son espace de liberté et de parole. Nous sommes en présences d'américains dont la vie n'a, a priori, rien d'original, mais nous les regardons, nous les écoutons. Chacun vit et s'exprime dans le cadre, avec ses particularités, son unicité, et sa propre perception. A ce titre, la scène finale est exemplaire : les admirateurs de Mary dévoilent tour à tour ce qui se cache derrière l'image qu'elle voyait d'eux, puis se réunissent dans le même plan, portés par une affinité commune qui n'aura été entendue que grâce à l'écoute de l'autre (mais les jugements reprennent très vite le dessus cela-dit, et Ted, en contre-champ, devient l'ennemi commun : se libérer des images n'est pas si simple).
Le regard, et l'écoute. Regarder l'autre, et l'écouter. C'est un moyen (le seul ?) de vaincre la dictature de la représentation, d'entrevoir le « something » du titre, donc de vivre. Cette idée, travaillée tout au long du film, se trouve être explicitée lors de la scène finale, au moment où Ted constate lui-même qu'il y a un décalage entre l'image que l'on renvoie et le réel. Et l'amour véritable se trouve dans le réel (« real love »). Mais les Farrelly ne sont pas dupes pour autant, ni même naïfs. Si une prise de conscience s'est opérée chez Ted (et chez Mary), le boulot reste à faire pour les autres (et pour nous). La toute fin du film, derrière son apparence de "dernière vanne qui retourne les conventions", est riche de sens (le sens étant toujours derrière les apparences dans Mary à tout prix) : celui qui regarde -le spectateur- croit encore qu'il ne s'agit que d'images. Mais il ne vise pas juste.
Mary à tout prix (There's something about Mary), film américain de Peter & Bobby Farrelly sorti en 1998.
Mary à tout prix (There's something about Mary), film américain de Peter & Bobby Farrelly sorti en 1998.
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