Pourquoi revenir à Woody Allen en 2019 ? Pour ma part, aucune raison particulière, plutôt un petit désir de passer une partie de mon après-midi devant un film d’1h30, probablement insignifiant mais qui propose de vivre un bon moment sans trop d’effort. Sans doute ses quelques films réussis (et même certains ratés mais éventuellement charmants) peuvent-il répondre à ce désir-là. Vicky Cristina Barcelona, par exemple, ou Hannah et ses sœurs. C’est rarement plus, mais s’il parvenait à maintenir avec constance cette ligne-là, nous pourrions dire que c’est déjà ça. Hélas, c’est loin d’être le cas… Revenir à Woody Allen en 2019, ce serait déjà revenir sur Woody Allen. Remettre en question son statut d’auteur installé, de rendez-vous annuel. Cela-dit, bon, quel intérêt ? Même un film comme Un jour de pluie à New York, que je trouve particulièrement mauvais, rongé par l’aigreur, me semble relativement inoffensif. C’est déjà rétrograde, ça ne participe à la formation d’aucun imaginaire, et personne ne va s’en extasier (sitôt vu, sitôt oublié). Il semblerait même que, suite aux polémiques l’ayant entouré, on commence à se méfier du petit Woody.
Mais ça pose tout de même la question de ce statut d’« auteur installé ». Il est évident qu’à partir du moment où l’on se penche sur l’état de la critique en France, il y a mille et un problèmes à signaler. Rien ou presque ne va. L’auteurisme, bien sûr, est l’un des symptômes. En jetant un œil aux échantillons des articles de presse relevés sur Allociné, on remarque très vite qu’à peu près tout le monde semble ne parler du film qu’au regard de sa place dans l’œuvre de Woody Allen. Il y a aujourd’hui une incapacité chronique à parler du film "en lui-même", à dire ce qu’on y voit, sans le rapporter à son auteur, à un genre, à sa place dans l’histoire du cinéma… Je ne m’oppose pas radicalement à ces perspectives, ce sont des biais qui peuvent ouvrir des portes, mais ils doivent demeurer des biais. L’accueil critique des films des « auteurs installés » souffre particulièrement de cela. Il suffit de voir la pauvreté de ce qui a été écrit sur le dernier film de Cavalier, Être vivant et le savoir, sorti en catimini au début de l’été. C’est un très beau film, mais aussi un film ambigu et compliqué, à partir duquel il aurait été possible de discuter. Ne serait-ce que cette scène où Cavalier, allongé dans son lit, s’entraîne à mourir (dans un film qui, rappelons-le, a pour sujet une femme et son décès en cours de tournage). C’est très dérangeant, d’autant que la scène s’étend sur la durée… puis ça devient drôle, une forme d’absurde, par je-ne-sais-quel miracle, comme si la morbidité s’estompait face au passage du temps. Ou la toupie, qui tourne et finit par tomber. Ou l’étrange omniprésence des motifs christiques. Pourquoi ne pas parler de ça ? Pourquoi ne pas prendre le film pour ce qu’il est, au lieu de le décrire vaguement à coup de grands mots puisés dans un virtuel "répertoire Cavalier" ? Il semblerait que cette désertion critique soit due, au moins en partie, à une certaine ghettoïsation des auteurs installés, à leur installation même. On se dit qu’au fond, Woody Allen, tout le monde sait ce que c’est, on y va (ou pas) en connaissance de cause, il suffit juste de dire « celui-ci est un grand cru », « celui-là un film mineur », et puis chacun se fera son idée. C’est triste parce que WA, choyé comme il est dans son petit monde de la culture, participe sans vergogne à ce consensus mou, il fait des films comme on enfile les perles d’un collier. Pour Cavalier, c’est un peu différent. Déjà car il est dans une démarche beaucoup plus personnelle, moins culturelle, et plus expérimentale aussi : chaque film est l’occasion de chercher, d’explorer. Ensuite parce que son public est nettement moins large. Je crois que la paresse critique autour de Cavalier est semblable à celle entourant les sorties des derniers films de Godard (bien que Godard ait toujours quelques ardents défenseurs qui se proposent de penser ce qu’il fait). On admire parce qu’il faut bien admirer, parce que c’est marginal, décalé, unique etc (voire seulement pour le nom), mais au fond ça ne nous intéresse pas. Alors on brode quelques lignes sur l’importance d’avoir encore de tels auteurs aussi loin des conventions et blablabla, mais à aucun moment on ne tente de créer un pont entre le film et un public possible qui ne serait pas allé le voir sans avoir lu ce papier. Tout simplement parce qu’on juge (plus ou moins consciemment) que, le film étant pour soi sans intérêt, il le sera aussi pour ses lecteurs potentiels. Et ceux qui connaissent et aiment Cavalier, eh bien ils iront de toute façon, et ils se feront leur idée.
Nouvelle question maintenant : existe-il encore un public pour se fier à la presse ? Autrement dit, la critique de cinéma aujourd’hui a-t-elle encore une influence sur le déplacement en salle de ses lecteurs ? Cette question, j’y reviendrai, mais je la laisse pour ce soir en suspens...