mercredi 20 février 2019

Dieu seul le sait

Agréablement surpris par Dieu seul le sait (1957) de John Huston, qui est un beau film. C'est une sorte de remake d'African Queen, réalisé six ans plus tôt (un homme et une femme qui se rencontrent et se retrouvent seuls au beau milieu d’une nature hostile), mais dans lequel la vulgarité du premier laisse place à une forme de pudeur tranquille. C'est tout simplement l'histoire, très classique, de deux personnages qui se rencontrent et se rendent compte qu'ils peuvent faire connaissance en dépassant les préjugés qui les séparent (bien aidés par les circonstances : ils doivent survivre à deux en territoire ennemi). C’est donc l’inverse d’African Queen, qui consistait à vérifier les stéréotypes de genre en situation de crise : on mettait face à face l’homme et la femme et on se moquait, d’un rire gras et viril, des minauderies de la femme (avant, bien sûr, de la prendre dans ses bras pour la protéger des sauvages qui attaquent sans raison). L’horrible laideur des deux acteurs d’African Queen, Bogart et Hepburn (que j’aime pourtant beaucoup par ailleurs, mais qui s’était trouvée grimée en bourgeoise crasseuse et grimaçante, et filmée ainsi avec un plaisir pervers), est remplacée par la tendre placidité de Deborah Kerr et Robert Mitchum. Les stéréotypes qui servent de base (une nonne prude et un soldat héroïque) sont mis en évidence par la mise-en-scène et ses étonnants champ/contre-champ à l’opposition très marquée (les lumières, la couleur, la composition…) mais sans cesse déjoués par les personnages, qui ne s’en préoccupent guère. Si bien qu’une certaine force naît de l’écart entre la contradiction visible des conventions et la sobriété sereine des acteurs. Cet écart, Huston ne manque pas de le filmer avec application : on le sent très impliqué auprès de ses personnages. Et tout le film, bien loin de l’hystérie poisseuse d’African Queen, baigne dans une ambiance calme et apaisée, où rien n’est accentué (malgré la guerre qui gronde, dont Huston se fiche bien). Le scénario est pourtant parsemé de rebondissements et de « scènes fortes », mais à l’écran il y a très peu de variations rythmiques ou de changements de tons (en témoigne cette séquence étrange, sur la fin, où Mitchum accomplit un acte héroïque sous le regard presque indifférent de la caméra). Un film très mitchumien, en somme. C’est que Mitchum a cette faculté incroyable, partagée par Cary Grant seulement, de parvenir à imposer à n’importe quel film sa musique propre, même lorsqu’il s’agit de l’œuvre d’un auteur à la pâte identifiable. Toujours est-il que l’auteur, ici, s’efface élégamment (ça soulage) et offre à ses deux acteurs le soin de jouer à leur façon cette chanson douce, intitulée Dieu seul le sait.

mardi 12 février 2019

Barravento

Découvert hier soir Barravento (1962), le premier film de Glauber Rocha (et le premier que je vois également). Frappé par la force tellurique du film, cette impression que son énergie surgit de la matière-même des choses, dans ce qu’elles ont de plus organiques. Même les scènes présentant une fille qui entre en transe semblent réduites à leur dimension physique, vidées de tout mysticisme, laissant au corps seul (le visage, les jambes, les mains, la voix…) le plein pouvoir de ce qui se joue à ce moment-là. Rocha doit sans doute beaucoup au néo-réalisme italien (on pense évidemment à La Terre tremble, le plus beau film de Visconti, pour l’aspect documentaire sur les rituels et traditions locales d’un village de pécheur), et en particulier à Rossellini, mais il y a entre Barravento et un film néo-réaliste de Rossellini, mettons Stromboli, une différence fondamentale qui trouve sa source dans ce caractère charnel. Dans Stromboli, Ingrid Bergman est en proie à une lutte constante contre une force supérieure, qui pèse de plus en plus sur elle et dont elle ne parvient pas à se débarrasser jusqu’à l’éruption finale du volcan. C’est la métaphysique, voire le mystique, voire Dieu, qui agit sur le monde physique : c’est elle qui donne à Ingrid Bergman le nerf et le courage de gravir la montagne, mais c’est elle aussi qui provoque chez le personnage cette douleur de plus en plus oppressive. Pour le dire autrement, une tension naît du rapport que l’Homme entretient à la présence de Dieu. Pour Rossellini, il s’agit de confronter la puissance mystique à l’oppression religieuse, au sein-même d’une vision chrétienne du monde, et ce en observant leurs impacts sur la Terre et l’Homme. Ainsi pose-t-il la question de la conscience. 

Avec Barravento, Rocha déplace la question de la conscience à la responsabilité. C’est comme s’il posait Rossellini comme fondement, tout en y ajoutant le commentaire suivant : si Ingrid Bergman parvient à gravir la montagne à la fin de Stromboli, ce n’est pas grâce à Dieu mais bien par la force de son corps. En d’autres termes, si une prise de conscience est nécessaire à l’Homme, c’est celle de l’absence de Dieu, et l’enjeu devient alors d’assumer ses responsabilité devant le monde qu’il habite et celui qu’il est en train de construire. La mer, le sable, les arbres… Tout ça existe et c’est vers ça que nous devons nous tourner. Vers l’Homme aussi, bien sûr. L’énergie jaillissante et spontanée de Barravento provient de la Terre, et ses cadres mouvementés et resserrés nous montrent que ce qu’il faut regarder ne se trouve pas dans le ciel, ou dans je-ne-sais-quelle métaphysique située hors-champ, mais bien à portée de nos yeux, sur la matière de la pellicule. C’est, en ce sens, un film plus brechtien que rossellinien.

mercredi 6 février 2019

Green Book (2)

Green Book (Farrelly, 2019) à nouveau, parce que je suis absolument enchanté qu’un tel film puisse exister aujourd’hui (et rencontre un tel succès). J’y reviens encore, mais pour moi il y a vraiment quelque chose qui tient du cinéma. C'est-à-dire une façon de faire avec les conventions sans les subir, et parvenir à faire exister intensément une histoire toute simple, sans la sublimer, l'esthétiser, la maniérer, etc... Simplement en mettant en lumière avec beaucoup de pudeur et d'attention la beauté qui s'y cache. Et ça me réjouit d'autant plus que je croyais qu'il n'était plus possible de faire des films comme ça aujourd'hui (trop de conscience de tout, du monde, du cinéma, de son histoire, des petites statuettes qui vont être empochées aux Oscars…). 

En France, on fabrique beaucoup de petits films qui tirent leur beauté de leur modestie et de leur simplicité. Mais la plupart du temps ce sont des films de cinéphiles (Bozon, Ropert, Brisseau, Léon...), et ça se voit car pour parvenir à leurs fins ils s'engagent dans une lutte contre leur cinéphilie, contre le cinéma-même, pour ne pas se faire écraser, pour faire des films qui ont quelque chose à voir avec le monde et qui ne sont pas simplement enfermés dans une rhétorique cinéphilique. Mais, du coup, ces films-là sont un peu en-dehors du cinéma, ils prennent de la distance, parce qu'ils ont trop conscience de ce qu'est le cinéma pour se faire avoir par ses pièges.
Tandis que Green Book (et là on voit que c'est un film américain et pas français) semble considérer qu’il n’y a pas de pièges. C'est un film qui épouse le cinéma, ses habitudes, ses conventions... Sans faire pour autant ce que Biette appelait (dès les années 70) du "cinéma filmé" et qui est une vraie plaie aujourd'hui. Parce que ce qui intéresse probablement Farrelly, ça n'est pas de "faire du cinéma" (ni même de délivrer un message -beurk !-) mais plutôt de raconter une histoire, de filmer des personnages... Et de les aimer, ces personnages ! C’est une question de croyance, sans doute, de croyance d’enfant, de croyance innocente, qui fait corps avec le savoir-faire de l’adulte. C’est peut-être ça, le cinéma.

dimanche 3 février 2019

Comme un torrent

Vu Comme un torrent (1958) de Minnelli. Première remarque : a-t-on déjà vu autant de personnages aussi beaux dans un seul et même film ? … Pas de réponse ? Bonne réponse. Seconde remarque : il y a quelque chose d’une suprême élégance, qui court du début à la fin en laissant échapper une foule d’infimes variations, bâtissant tranquillement la densité dramatique du film tout en l’ouvrant sur de multiples détails apparemment sans importance mais qui contribuent à créer cette impression formidable que tout existe intensément à l’écran, du corps flegmatique de Frank Sinatra (sublime) au verre de whisky qu’il boit, en passant par les sentiments qui le traversent et prennent place tranquillement dans le plan. Le regard de Minnelli est celui de quelqu’un qui observe de loin mais avec une immense attention, pour laisser vivre chaque personnage tout en accordant à chacun une réelle empathie. C’est cette tendresse distancée qui permet au film de changer de trajectoire sur la fin tout en ne perdant rien de sa magistrale fluidité. Aucune rupture, seulement une souplesse toute musicale. On a rarement vu (sauf chez Preminger) un CinemaScope à la mobilité aussi tranquille, et avec un tel soucis de filmer la relation entre le mouvement des corps et celui des sentiments. Quant au drame qui se joue, beaucoup de choses ont déjà été dites (sur l’étonnant final, notamment)… Pour ma part, je retiendrai d’abord et avant tout la fameuse phrase de Deleuze (parlant de Minnelli), qui résume tout : « méfiez-vous du rêve de l’autre… Parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu ! ». Et je me souviendrai que cette magnifique traînée au destin tragique (Shirley McLaine) entre dans Comme un torrent en se réveillant in extremis dans un bus, pour ne pas rater le film qui allait commencer sans elle.

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...