jeudi 27 décembre 2018

Une visite à Orsay

Visite à Orsay aujourd’hui (une première pour moi). A l’étage des impressionnistes, c'était à la fois très beau et un peu déstabilisant de voir du Cézanne au milieu des autres, parce qu'il n'avait rien à faire là, au musée, à prendre la pose. Ce n'est pas un artiste, c'est un artisan. Monet est un virtuose, chaque toile a quelque chose d'instantanément plaisante à l'œil, il a atteint un tel degré de perfection que c’en est parfois presque gênant. J'aime certaines de ses toiles, mais pas toutes : Le Mont Kolsaas en Norvège est une œuvre sublime, c’est le moment où l’extraordinaire habileté du pinceau de Monet s’accorde à la sensibilité de son regard en délaissant toute fioriture, là où la courbe et la couleur n’existent plus que pour elles-mêmes, à la limite de l’abstraction. Monet est un peintre dont la finesse du trait est capable de tout sublimer. Tandis que Cézanne ne sublime rien, son trait est franc, direct. Il prend la réalité comme elle est : le ciel, l'eau, les arbres, les chemins... Tout est matière brute, belle par sa simple existence. Et la simplicité et l'existence sont précisément ce que restitue Cézanne sur sa toile, avec la modestie d'un artisan qui fait semblant de n'y être pour rien, s'effaçant presque entièrement devant la beauté du monde qu'il dépeint. Une toile de Cézanne est faite pour siéger au-dessus de la cheminée d’un paysan. Mais il y a quand même quelque chose de très fort à le voir aux côtés de Monet et d'autres. J'y vois l'expression d'une profonde humilité, qui fait acte de résistance face à toute tentative de séduction. Devant tous les ornements et les effets de ces de peintres qui n'ont jamais osé regarder la nature telle quelle est vraiment, Cézanne apparaît comme le plus grand de tous, et en même temps le plus trivial, celui qui n'a jamais rien fait d'autre que travailler de ses mains pour gommer les artifices d'un monde qui ne trouve le sublime que dans l'expression de sa plus profonde nudité. 

Orsay encore, idées en vrac : 
- Innocence enfantine de Van Gogh (pour ça qu’il est si populaire aujourd’hui, dans ce monde d’adultes trop adultes et trop conscients de leur culpabilité ?). 
- Espièglerie de Gauguin, qui a l’air de bien s’amuser en peignant. 
- Renoir est nettement meilleur lorsqu’il peint des êtres humains (dont les traits confinent à la bonhomie, comme dans les films de son fils -et comme son fils lui-même, dont le physique semble tout droit sorti d’un tableau d’Auguste-). Très impressionné par la justesse sociologique de La balançoire : l’homme draguant la fille qui se laisse courtiser, déjà à moitié conquise (les points bleus de sa robe s’accordent au vêtement du dragueur), la petite fille qui observe et apprend, le groupe en retrait et au fond, déjà « dans le monde »… Chacun est à sa place, et chaque place est mise en évidence, montrée comme une place, qui n’a de valeur que dans la composition d’un tableau social de son temps (l’oppression prend de la distance en devenant un jeu). 
- Globalement assez peu touché par Pissarro, mais il y a tout de même quelques silhouettes qui me frappent, au sein de tableaux que je n’apprécie pourtant pas plus que ça. Je pense en particulier à cette femme assise sur le bord d’un petit fossé dans l’Allée de la Tour-du-jongleur et maison de M.Musy, Louveciennes, qui imprègne le tableau d’un mouvement qui n’existe pas sans elle (une impression du temps peut-être ? Elle semble prier, ou attendre…).

dimanche 23 décembre 2018

Une affaire de famille

Devant Une affaire de famille, le dernier film de Kore-Eda (palmé à Cannes en mai dernier), j’ai repensé à ces mots de Daney, commentant un petit film de Walsh dans Trafic :
« Qu'ont fait les grands cinéastes sinon jouer d'une certaine violence formelle ? La frontalité panique des Ford, Bunuel ou Walsh n'est un trait « classique » qu'en apparence. Elle est tout aussi délirante que la violence, plus moderne, des Bresson, Rossellini ou Hitchcock. C'est cette violence que nous fétichisions, apprentis cinéphiles des années soixante, sous le mot trop calme de « mise en scène », l'opposant déjà au « scénario ». Aujourd'hui, ce n'est pas de « forme » que le cinéma manque. Ni de « fond », d'ailleurs. Mais d'une violence de cinéma qui fasse pièce aux nouvelles violences du lien social. » 

Il m’a semblé que Kore-Eda tombait justement dans cet écueil. Impression tenace, après trois films (Notre petite sœur, Après la tempête et Une affaire de famille), qu’il y a parfois des choses mais que ces choses ne sont jamais complètement filmées, comme si Kore-Eda ne savait pas où placer sa caméra (ou pire : la plaçait par défaut). Les plans d’un grand cinéaste s’imposent d’eux-même comme une nécessité, comme s’il nous disait « c’est ainsi que j’ai regardé cet événement, et pas autrement ». Kore-Eda ne compose pas de plans, il cadre de façon plus ou moins hasardeuse une situation méticuleusement préparée, dont on peut entrevoir la beauté, mais qui aurait existé bien plus intensément à l’écran si elle avait été filmée. C’est peut-être un type bien (quoi qu’il y ait un soupçon de malhonnêteté et de racolage dans le projet fédérateur et consensuel d’Une affaire de famille -toutes les cases sont cochées en vue de la palme cannoise-), mais ce n’est pas un cinéaste.

Une pensée pour les séries qui, à de très rares exceptions près (sans trop m’y pencher je ne vois bien que Twin Peaks), n’ont pas cette violence formelle, et en pâtissent terriblement. Cas étonnant de Buffy contre les vampires, qui semble compenser par une extraordinaire matière narrative : on pourrait raconter sommairement Buffy, ce serait déjà magnifique. Le travail de mise-en-scène consistant alors simplement à rendre compte au mieux de l’implication des acteurs par rapport à leurs personnages et à l’expérience du temps qu’ils éprouvent. L’application formelle de Buffy est comparable à celle des artisans hollywoodiens de l’âge d’or (Henry King, Allan Dwan, Stuart Heisler… Voire Jacques Tourneur, dont la violence formelle -extraordinairement vivace- naît de la transparence-même de sa mise-en-scène). Tout est au service du drame qui se joue, mais ce sont les gestes, les regards, les actions, qui font circuler l’énergie au sein des plans, permettant aux enjeux moraux et sentimentaux, formidablement pré-écrits, d’exister pleinement à l’écran. La mise-en-scène tient alors avant tout d’un travail de mise en lumière de la matière narrative. Et, disons-le bien, la sensation du temps qui passe, affectant les corps et les esprits, n’a jamais été aussi intense et vive que dans les dernières saisons de Buffy

(petite précision nécessaire : la violence formelle dont je parle, c’est ce que d’aucuns appellent le style, mais ça n’est ni la stylisation ni la signature, attributs ostentatoires des Ôteurs d’hier et d’aujourd’hui (WKW, PTA, NWR))

lundi 10 décembre 2018

Petite note sur Capra

J'avais, avant de voir des films de Capra, la crainte de la démagogie (parce que c'est une image qui lui colle à la peau, le côté mièvre et d'une naïveté exacerbée), mais en fait ça me semble complètement déjoué. Il y a vraiment quelque chose de très physique, de très "organique" pourrait-on dire. L'idée, qui pourrait tendre dangereusement vers l'idéologie, trouve toujours matière à s'incarner : il y a une présence des choses, des espaces, des personnages, qui rend les films absolument irréductibles à un quelconque "message" ou à une idéologie, c'est beaucoup trop vivant pour ça. Dans Vous ne l'emporterez pas avec vous, on pourrait décrire bêtement le personnage du père comme un patron véreux qui devient gentil par la force des sentiments, et trouver ça facile et mièvre, mais ce serait passer à côté de la transformation du personnage, qui s'incarne à l'écran et excède de loin le simplisme éventuel du scénario. 

Et c'est intéressant parce qu'en même temps ça passe quand même constamment par le monde des idées, il me semble qu'il y a une tension permanente entre le métaphysique et le physique chez Capra (un peu comme dans les deux derniers Bresson -et tout Bresson, mais c'est particulièrement prégnant dans Le Diable Probablement et L’Argent, qui s'inscrivent dans l'espace politique qui leur est contemporain-, ou dans White Dog de Fuller, ou dans le récent Paul Sanchez est revenu ! de Patricia Mazuy), on voit l'effet des idées sur le monde, sur l'espace, sur les corps... La façon dont l'idée prend forme pourrait-on dire, et l'accord ou le désaccord de ces idées -pensées, dites- avec le geste ou avec l'émotion. Mr Smith (au Sénat) est beau parce que tout va d'un même mouvement, et le père dans Vous ne l'emporterez pas avec vous est beau parce qu'il est au cœur d'un déchirement entre quelque chose qui se passe et quelque chose qui bloque, et que l'espace du film permettra de transformer, de "débloquer", pour remettre le corps en mouvement et ré-accorder le geste à l'idée.
(je me dis d'ailleurs, en passant, que Capra aurait pu faire de supers séries télé, il aurait pu travailler à merveille le passage d'un temps long dans la vie des personnages)

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...