mercredi 16 août 2017

"Je lutte"


Ces deux premières semaines d'août furent marquées par les championnats du monde d'athlétisme, que j'ai suivis assidûment. Ce fut un réservoir de jolis films. La victoire de Ramil Guliyev sur 200m, celle de Pierre Ambroise Bosse sur 800, la blessure foudroyante de Shaunae Miller à quelques mètres de l'arrivée sur 400m, et celle Bolt aux relais 4x100m, ainsi que la joie immense des athlètes anglais, victorieux dans la même course... Les quelques résidus d'un cinéma spectaculaire de qualité se trouvent ici. Pas dans l'intégralité de la diffusion télé -tout aussi gangrenée que la grande majorité des programmes-, seulement dans les courses (et éventuellement les quelques secondes précédant et suivant une course). Il s'y exerce une forme de résistance du mouvement, d'autant plus visible que le contraste avec le monde figé de la télévision est fort et brutal : très vite, on demande à revoir les images, puis les revoir encore et encore jusqu'à l’écœurement, comme pour les étouffer, comme si l'idée de voir un peu de vie à la télé était si exaltante -et effrayante- qu'il fallait s'en gaver : c'est le retour du diktat de la précipitation à la consommation, en prendre plein les yeux jusqu'à devenir aveugle.

Heureusement, certaines images sont suffisamment résistantes pour ne pas se faire avaler complètement, pour conserver une intensité et une beauté qui passe l'obstacle du "grand lavage", qui subsiste par-delà le plaisir immédiat. Je prends pour preuve l'un des plus beaux films sportifs de ces dernières années : le relais féminin du 4x400m aux championnats d'Europe de Zurich (2014). Si la sidération de la découverte est définitivement passée, c'est avec un plaisir sans cesse renouvelé que l'on voit et revoit cette course, et en particulier ce final sublime. Y a-t-il, en dehors du sport, des images télévisuelles ayant résisté aux affres du temps ? Peut-être quelques unes, mais pour de mauvaises raisons...

Il faut dire que la mise-en-scène est admirable. Là encore, l'athlétisme fait figure d'exception dans le paysage télévisuel. A quel autre temps de diffusion voit-on de tels zooms arrières, de si lents travelling latéraux ? Comme chez Renoir, tout est mis au service de l'acteur (l'athlète). Seul compte le mouvement. Quel bonheur de se contenter d'une telle sobriété au temps du zoom à l'excès (pauvre Rossellini...) et des cuts incessants... On se croirait revenu à l'époque de l'âge d'or hollywoodien !
Le sport à la télé, c'est aussi le lieu des attitudes. C'est grâce à ces images que tout le monde sait comment il faut se positionner pour entamer un sprint. On pense également aux enfants qui, au moment de tirer un coup franc, font quelques pas en arrière et écartent les jambes, à la manière de Cristiano Ronaldo. C'est aussi ça, filmer les corps...

C'est comme chez Sternberg. Lui s'intéresse sans doute moins aux corps qu'aux visages, mais l'idée est la même, au fond : mettre en évidence ce qu'il peut y avoir d'unique, d'innocent, donc de libre, dans un monde régi par la boursoufle et les apparences. Au top départ, tout le monde retient son souffle. Tout est encore là : les sponsors sur les maillots et en arrière plan, le stade en ébullition, les commentateurs qui tentent, tant bien que mal, de se caler sur le tempo de la course (à la façon de la musique d'accompagnement des films muets)... Mais rien n'existe d'autre que les corps qui se meuvent. C'est la seule chose qui compte. C'est Marlene Dietrich dans L’Impératrice Rouge, le cœur battant sous l'oppression.

Qui dit Sternberg pense déjà un peu à Bresson. J'ai revu tout récemment Les Dames du bois de Boulogne (1945), et je me suis souvenu de ce que disait Godard à propos du fameux "Je lutte" prononcé par le personnage d'Agnès, représentant selon lui le seul acte de résistance du cinéma français pendant l'occupation. "Je lutte" (ou "je me bats", "je donne tout", "je travaille dur"...), n'est-ce pas un terme fréquemment utilisé par les athlètes au sortir d'une course ? Ils résistent, comme dans un film de Bresson... Ou comme dans la célèbre chanson de France Gall, ayant elle aussi accompagné le début de mon mois d'août. Résister, c'est prouver qu'on existe. Rien de plus. Mais c'est déjà beaucoup...

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