Serge Daney, Eloge de Tati (Cahiers du cinéma n°303, septembre 1979)
"l. Chaque film de Tati marque à la fois : a) un moment dans
l'œuvre de Jacques Tati ; b) un moment dans l'histoire du cinéma et
de la société française ; c) un moment dans l'histoire du cinéma.
Depuis 1948, les six films qu'il a réalisés sont ceux qui scandent le
mieux notre histoire. Tati n'est pas seulement un cinéaste rare, auteur de peu de films (d'ailleurs tous bons) ; il est, vivant, un point
de repère. Nous appartenons tous à une période du cinéma de Tati :
l'auteur de ces lignes appartient à celle qui va de Mon Oncle (1958 :
un an avant la Nouvelle Vague) à Playtime (1967 : un an avant les
événements de Mai 68). Il n'y a guère que Chaplin qui, à partir du
parlant, ait eu ce privilège, cette souveraineté : être présent même
quand il ne filmait pas et, quand il filmait, être exactement à l'heure,
c'est-à-dire juste un peu en avance. Tati : d'abord un témoin.
2. Un témoin exigeant, puis gênant. Très vite, Tati refuse la facilité.
Il ne joue pas de son image de marque, ne gère pas les personnages
qu'il a créés : le facteur de Jour de fête disparaît et Hulot lui-même
finit par se disséminer - Playtime est parcouru en tous sens
par de faux Hulot. Il court le risque majeur pour un comique : perdre
son public en l'entraînant trop loin. Mais où? Si admirable soit-elle,
sa conscience d'artiste nous toucherait moins s'il ne s'agissait que de
hauteur aristocratique ou du repli hautain d'un homme fâché avec
son temps et avec le cinéma. Mais il en va tout autrement. Si l'on met
en perspective les six films réalisés par Tati depuis Jour de fête
(1948), on s'aperçoit qu'ils dessinent une ligne de fuite qui est celle
de tout le cinéma français de l 'après-guerre. Peut-être parce que s'il
est permis à un comique moins qu'à quiconque de se désolidariser de
son temps, même et surtout pour le critiquer, c'est chez Tati que l'on
perçoit le mieux, de film en film, l'oscillation caractéristique du
cinéma français : entre populisme et art moderne. Qui est capable
aujourd'hui de prélever, de mimer les gestes les plus quotidiens (un
garçon de café servant une consommation, un flic faisant circuler) et
en même temps d'intégrer ces gestes dans une construction aussi abstraite
qu'une toile de Mondrian ? Tati évidemment, le dernier mimethéoricien.
Aussi, chacun de ses films est-il une borne-témoin de
« comment ça va » dans le cinéma français. Et cela depuis trente ans.
Si Jour de fête témoigne de l'euphorie de l'après-guerre, si Les
Vacances de Monsieur Hulot et Mon Oncle affirment la pérennité
d'un genre très français (la satire sociale) dans le cadre d'un cinéma
« de qualité », Playtime, grand film anticipateur, construit la Défense
avant que la Défense n'existe, mais dit déjà que le cinéma français ne
peut plus traiter du gigantisme de la réalité française, qu'il n'est plus,
si j'ose dire, «à la hauteur» et qu'il va se dégrader en s'ouvrant à
l'internationalisation, c'est-à-dire l'américanisation qui menaçait déjà
le facteur de Jour de fête. Effectivement, les deux films qui suivent ne
sont plus entièrement français (Trafic est une coproduction, un film
très européen), ni entièrement du cinéma (Parade est une commande
de la télévision suédoise).
3. Tati n'est pas que le témoin exemplaire et désolé du recul du
cinéma français et de la dégradation du métier, il prend le cinéma
dans l 'état technologique où il le trouve. Et curieusement, lui si souvent
taxé de passéisme, il ne songe qu'à innover. On commence à
savoir que Tati n'a attendu personne pour repenser dès Jour de fête
la bande-son au cinéma. On sait moins que presque trente ans plus
tard, Parade est un extraordinaire coup de sonde dans le monde de la
vidéo. En fait, le grand sujet des films de Tati, c'est ce qu'on appelle
aujourd'hui les médias. Pas au sens restrictif des « grands moyens
d'information», mais au sens où l'entendait MacLuhan : « des extensions spécialisées des facultés mentales ou psychiques de l'homme»,
des prolongements de son corps, tout ou partie. Jour de fête est déjà
l'histoire d'un facteur qui, à force de raffiner dans la délivrance du
message, le perd. C'est un enfant qui hérite du message (une simple
lettre) mais qui, détourné au passage par un cirque ambulant, ne la
transmettra pas : belle métaphore de l'intransitivité de l'art moderne.
Mais, à ce moment-là, le spectateur a compris que le vrai message,
c'est le médium, c'est le facteur, Tati. Les médias, c'est aussi bien le
feu d'artifice tiré trop tôt et par erreur à la fin des Vacances de Monsieur Hulot et qui transformait Hulot en épouvantail lumineux, préfigurant
l'aboutissement génial de Parade où chacun - c'est-à-dire
n'importe qui - devient le sillage lumineux d'une couleur dans un
paysage électronique. Et les médias, c'était aussi dans Mon Oncle ce
parti pris très étonnant pour l'époque de ne pas faire rire le spectateur
aux dépens des programmes de la télévision achetée par le couple
« moderne », mais de réduire cette télévision au spectacle abstrait,
presque expérimental, des sautes d'intensité de la lumière blafarde
irradiant le jardin ridicule. La liste est sans fin, cent autres exemples
pourraient être cités. L'essentiel est qu'il y ait à tout moment et pour
n'importe qui (dans une sorte de démocratisation-généralisation du
comique qui est le grand pari des trois derniers Tati, et sans doute la
reconnaissance que nous sommes tous devenus comiques) un possible
devenir-média. Du portier de Playtime qui, la vitre brisée, devient
la porte tout entière à la bonne terrorisée à l'idée de passer sous le
rayon électronique qui ouvre la porte du garage où ses patrons se
sont bêtement enfermés (Mon Oncle), il y a pour le corps humain la
possibilité (menaçante ou comique) de devenir à son tour une limite,
un seuil (et non plus, comme dans le burlesque, une profondeur scatologique).
Art moderne s'il en fut.
4. Tati ne condamne pas le monde moderne (bâclage et gâchis) en
prouvant que l'ancien (économie et chaleur humaine) est mieux. Sauf
dans Mon Oncle, aucun éloge de l'ancien chez lui : on peut même
dire, sans trop de paradoxe, qu'il ne s'intéresse qu'à une chose : comment le monde se modernise. Et s'il y a une logique dans ses films,
des chemins de campagne de Jour de fête aux autoroutes de Trafic,
c'est celle qui continue à mener les hommes irréversiblement des
campagnes vers les villes. Il montre plutôt, d'accord en cela avec des
descriptions récentes (schizo-analytiques) du capitalisme que ce devenir-média
du corps humain, ça marche très bien dans la mesure où ça
ne fonctionne pas. Pas de catastrophes burlesques chez Tati (comme
on peut encore en voir chez les Américains : The Party de Blake
Edwards) mais plutôt une fatalité de réussite qui évoque Keaton. Tout
ce qui est entrepris, prévu, programmé, marche et, si comique il y a,
c'est justement dans le fait que ça marche. Quand on voit Playtime,
on a tendance à oublier que toutes les actions qui y sont entreprises
sont raisonnablement couronnées de succès : Hulot finit par rencontrer
l'homme au sparadrap sur le nez avec qui il avait rendez-vous, il
répare le lampadaire, se réconcilie avec le fabricant de portes silencieuses,
il réussit même à faire parvenir in extremis à la jeune Américaine
un pourtant dérisoire cadeau. De même, l'ouverture du Royal
Garden est un succès : la grande majorité des clients danse, dîne et
paie. Rien ne rate vraiment dans Playtime, bien que rien ne marche.
5. Nous sommes tellement habitués par le cinéma à rire de
l'échec, à jouir de la dérision, que nous finissons par croire que
devant Playtime aussi nous rions contre quelque chose, alors qu'il
n'en est rien. Car chez Tati il n'y a pas de chute. Les gags sont toujours
amputés de leur chute, du moment de l'éclat de rire. Ou bien
c'est le contraire : il y a bien une chute mais nous n'avons pas vu le
gag se mettre en place. Il ne s'agit pas d'une façon retorse et élégante
de faire rire en jouant sur les ellipses, il s'agit de quelque chose de
plus profond : nous sommes dans un monde où moins ça marche
plus ça marche, donc dans un monde où une chute n'aurait plus
l'effet de démystification et d'éveil qu'elle a là où l'échec est encore
pensable. De même, l'autre sens du mot «chute». Nous avons affaire
à des corps qui ne sont pas rendus comiques par le fait qu'ils peuvent
tomber. C'est lé côté non humaniste du cinéma de Tati. Dans le comique,
depuis toujours, ce qui est «humain» c'est de rire de celui qui
tombe. Le rire n'est le propre de l'homme (spectateur) que si la chute
est le propre du corps humain (donné en spectacle). Chaplin est
l'archétype de celui qui tombe, se relève et fait tomber, le roi du
croc-en-jambe. Chez Tati on ne tombe presque jamais parce qu'il n'y
a plus de «propre de l'homme». L'un des plus beaux moments de
Playtime est pour moi celui où une cliente du Royal Garden, ayant
cru qu'un serveur lui présentait une chaise, va pour s'asseoir sans se
retourner (c'est une snob) et s'écroule au ralenti. Gag très drôle,
« chute » très belle, mais de quoi rit-on au juste? Et de quoi rit-on dans Parade, pendant le numéro où on demande aux spectateurs
d'essayer de monter une mule intraitable? Ou celui où les clowns ne
cessent de tomber les uns sur les autres en trébuchant sur un cheval
d'arçon? Tomber ici n'est qu'un mouvement du corps parmi
d'autres. Cinéaste non humaniste, Tati est assez logiquement captivé
par l'espèce humaine, cet animal dont Giraudoux disait à peu près
qu'il se tenait debout « pour prendre moins de pluie et accrocher
plus de médailles sur sa poitrine». Ce qui est pour lui source de
comique, c'est que ça se tienne debout et que ça marche, que ça
puisse marcher. Surprise infinie, spectacle inépuisable.
A une dialectique du haut et du bas, de ce qui s'érige et de ce qui
s'écroule (tradition carnavalesque, situation que Buiiuel a illustrée :
de la caméra à hauteur d'insectes à Simon du désert grimpé sur sa
colonne), Tati substituerait un autre comique où c'est le fait de se
tenir debout qui est drôle et le fait de vaciller (la démarche de Hulot)
qui est humain."
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