dimanche 16 juillet 2017

Note sur Les Affameurs



Vu à la télévision Les Affameurs (Bend on the river), western d’Anthony Mann sorti en 1952. C’est un film admirable, l’un des plus beaux de la série Mann-Stewart. J’ai été particulièrement frappé par cette séquence sidérante durant laquelle McLyntock (James Stewart), trahi puis expulsé du convoi, revient comme d’entre les morts et abat un à un les traîtres dans la forêt. C’est frappant parce que nous ne voyons rien (mais entendons tout). Cette pudeur dont fait preuve Anthony Mann est pour le moins surprenante quand on sait que, dans le même film, sont montrés des actes d’une grande violence (et c’est encore plus vrai dans L’appât, sorti l’année suivante). Sans doute car il est moins question de la violence que du passé trouble du personnage. C’est lui qu’il faut voiler (sans pour autant ne pas l’entendre). Dans cette scène, le hors-champ devient le territoire des vieux démons, venus faire le ménage une dernière fois pour ramener à eux tout ce qui parasite le champ et l’empêche d’avancer. Car chez Anthony Mann, cinéaste américain par excellence, le présent (le champ) est déjà un futur en construction. Le passé (surtout s’il est trouble) doit rester au-dehors, là où il n’a plus prise. Pour autant, il n’est pas question de déni ; plutôt d’adaptation. La pomme pourrie (leitmotiv du film) peut rester dans le panier, à condition de laver ce qu’elle a de pourri, de le laisser hors-champ

mardi 11 juillet 2017

Dialogue entre Roland et Hadrien à propos de Mort à Venise



Roland : le musicien Von Aschenbach, dans le film de Visconti, arrive sans joie à Venise, blessé, blasé, fatigué. La ville n'est qu'un décor de fond, où il vient traîner sa mélancolie. Mais, en retour, Venise lui résiste : c'est le gondolier qui n'en fait qu'à sa tête, c'est le sirocco, qui rend l'air irrespirable, et bientôt Tadzio, qui met son flegme à rude épreuve.

Lui, qui professe la maîtrise des sens, dont l'équilibre est le but absolu, est bousculé, investi par ce que Venise possède de vie intrinsèque, dans ses bas-fonds, sa lagune, ses franges, ses marges. C'est l'ambiguïté de Venise, sa complexité, impérieuse et inépuisable.

Le voici corrompu par Venise. Il pense partir, mais, piégé par un imprévu ridicule (sa malle s'est fait la malle), il revient, se laisse enfin porter, apprécie enfin ce séjour entrepris sans entrain. Sa seconde arrivée à Venise est alors pleine de joie et de désir : il hume l'air, apprécie le paysage, adhère à ce monde où il revient cette fois de son plein gré.


Bientôt, tout se mêle : Venise, l'amour, le choléra, le passé, le présent, le désir, la mort. Il ne maîtrise plus rien, Venise l'envahit. Dans cette Venise de fin du monde, où les fumigations empuantent les rues, le ballet final est macabre : grimé par un barbier, il erre sur les pas de Tadzio comme un fantôme grotesque.


Il touche le fond de Venise, et il atteint au fond cette pureté qu'il recherchait depuis toujours. Tout au fond du bout de la maladie de l'amour, de la maladie de la mort, la conque embrumée de Venise se referme sur lui comme le ferait un ventre vorace, une bouche féroce. 


Hadrien :
J'ai vu ce film il y a un certain temps déjà, et si ce n'est pas mon Visconti favori (je préfère Senso ou La Terre Tremble), je dois dire qu'il m'a beaucoup marqué. C'est un joli texte que tu as écrit là, qui capte bien l'esprit du film, son souffle suffocant... On parle souvent de "paysage-état d'âme" au cinéma, lorsque le décors embrasse l'intériorité des personnages, comme chez Rossellini (Rome, ville ouverte, Allemagne année zéro, Stromboli, Voyage en Italie...) ou Antonioni (Zabriskie Point notamment), mais il me semble que c'est l'inverse qui se produit dans Mort à Venise. Le personnage se trouve dans l'impossibilité totale de communier (ou même simplement de communiquer) son environnement. Tout le film repose sur le champ/contre-champ : lui d'un côté, l'autre de l'autre. Et la
fatigue grandissante, l'épuisement, même, d'être seul dans le cadre et de ne voir le monde qu'à l'extérieur, dans le contre-champ. La beauté (celle de Venise, celle du jeune homme) lui inaccessible. Solitude infinie. Puis la mort... 


Roland :
Ce que tu dis en complément sur l'impossibilité pour VA de communiquer est très juste. J'aime également ce film pour son côté très "proustien", lié ici à Venise bien sûr (on sait que l'expérience de Venise a été déterminante pour Proust), mais aussi à l'atmosphère fin de siècle de cette bourgeoisie en vacance perpétuelle, mais aussi aux épisodes de mémoire involontaire (les notes jouées par Tadzio sur le piano de l'hôtel qui renvoient à des moments passés), mais aussi à la figure de l'inversion, même si elle est ici à peine esquissée. Visconti a rêvé en vain de mettre en image A la recherche du temps perdu : c'est peut-être dans ce film qu'il s'est le plus approché de son univers.



Mort à Venise (Morte a Venezia), film italien de Luchino Visconti sorti en 1971. 

samedi 8 juillet 2017

Mary à tout prix - un monde d'images


« Le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs », Michel Mourlet, Sur un art ignoré (Cahiers du cinéma n°98, août 1959)

Regard, désirs : cinéma. Un monde d'images. Un monde des images (au lieu des images du monde). Nécessité de libérer les images, de se libérer des images. Mais se libérer, ce n'est pas renier, ni voiler. C'est ne pas s'y arrêter. C'est prendre conscience que derrière les images, il y a quelque chose. Mary à tout prix nous laisse entrevoir ce quelque chose, ce "something that they don't know" que chante le guitariste dans ce refrain qui revient à plusieurs reprises. Le film nous révèle un monde dans lequel le regard-cinéma (regard-télévision ?) s'est complètement substitué à notre regard. Tout est représentation. Le monde est figé dans l'image qu'il renvoie, en somme. 
Mais nous, spectateurs, avons un avantage sur les personnages : nous voyons à la fois le champ et le contre-champ. Chacun d'entre eux est enfermé dans une représentation unique et figée, mais en nous montrant la diversité de ces représentations, le film nous met face à leur absurdité, qui est aussi notre propre absurdité, et qui se révèle être mortifère (d'où la nécessité d'en sortir).


L'humour du film naît de cette idée de 
renvoyer la balle au spectateur. « Woogy de Barrigton High, ça fait ringard. », dit Ted, cadré en plan large avec sa bande de potes, elle-même tout ce qu'il y a de plus ringard (selon l'idée qu'on se fait du ringard). Il y a dans le même plan le champ (Ted et ses potes) et le contre-champ (l'image de Woogy), et c'est du décalage entre les deux que provient notre rire. Ce n'est pas de Ted qu'on se moque, mais bien de l'idée que quelqu'un que l'on juge ringard puisse lui-même juger quelqu'un d'autre de ringard. Et si nous-même étions accusés de ringardise par un autre ? Alors notre jugement à l'égard de Ted apparaît tout aussi absurde, vain et donc risible que celui de Ted sur Woogy. Ainsi se cache, derrière chaque touche d'humour du film, une proposition à faire un pas en arrière, à prendre du recul. Là où la réussite est éclatante, c'est que cette prise de recul s'opère inconsciemment : si l'on rit, c'est déjà qu'on a fait le pas en arrière nécessaire à la compréhension du gag, donc qu'on a été amené, l'espace d'une seconde, à remettre en question nos préjugés.

Dans Mary à tout prix, les préjugés sont légion. Les « on dirait » et « il parait » font loi. Chaque scène (à l'exception, peut-être, de la bagarre avec le chien, quoi qu'elle soit déclenchée par un a priori trompeur quant à l'apparence de l'animal) travaille cette idée de confrontation entre préjugé et réalité. L'un voit les choses d'une certaine façon, mais l'autre d'une autre, et les deux points de vue entrent en collision. Puis de cette collision naît un troisième point de vue, que l'on pourrait assimiler (sûrement à tort, d'ailleurs) à la réalité du film : celui du spectateur. On repense à la matière gluante qui pend sur l'oreille : sperme pour l'un, gel pour l'autre. On se remémore la scène de l'interrogatoire et le quiproquo grandissant sur la nature du délit : prise en voiture d'un auto-stoppeur pour l'un, meurtres en série pour l'autre. Ou, juste avant, les deux flics conversant sur la différence entre l'apparence de Ted et celle que devrait revêtir un tueur (« ils n'ont jamais la tête de l'emploi »). La vitre séparant les policiers de notre héros est encore à briser.

Cette vitre, c'est le miroir de Mary, les jumelles de Healy, les lunettes de Tucker... C'est aussi la télévision (celle de Dom, entre autre), prisme déformant la réalité, enfermant les images au lieu d'ouvrir sur le monde. Mary à tout prix, c'est l'histoire, ô combien d'actualité, d'êtres humains qui tentent de s'ouvrir au monde mais qui restent enfermés dans les images. Fin de la première séquence : lorsque Mary propose à Ted d'aller à la fête avec lui, sa perception des choses se trouve bouleversée. Son regard, figé jusqu'alors, prend vie. Et la caméra, figée aussi, se rapproche lentement de son visage. Un premier mouvement se crée, et restera gravé dans la mémoire de Ted : s'il aime Mary, c'est car elle lui a permis, l'espace d'un instant, d'entrevoir le réel se cachant derrière l'image du réel, de se libérer des images. En cherchant à recontacter Mary, c'est le réel qu'il tente de retrouver. C'est la quête d'un monde vivant. Mais Ted n'en a pas encore pleinement conscience, et reprend d'ailleurs, en voix off, « les types du lycée commencèrent à me voir d'un autre œil ». S'il y a nécessité, pour les Farrelly, de se libérer des images, c'est donc car la vie (et, pourrait-on dire, le bonheur) se trouve derrière.

Il me semble important de revenir sur l'idée que nous ne nous moquons jamais directement des personnages, car la bienveillance dont font preuve les Farrelly à l'égard des êtres filmés est une composante importante de leur cinéma. Oui, nous avons une vision d'ensemble qu'ils n'ont pas, et nous rions de leur handicap sur nous. Mais nous ne rions pas par condescendance, nous rions par compassion. Leur handicap nous renvoie au nôtre. Le monde des images de Mary à tout prix est notre monde des images. Prenons la scène de l'interrogatoire mentionnée plus haut : nous rions car nous voyons les deux points de vue entrer en collision, dans l'impossibilité de dialoguer. Nous en venons à désirer le dialogue pour régler le conflit, donc à vouloir la réconciliation. Notons aussi que chaque personnage a son espace de liberté et de parole. Nous sommes en présences d'américains dont la vie n'a, a priori, rien d'original, mais nous les regardons, nous les écoutons. Chacun vit et s'exprime dans le cadre, avec ses particularités, son unicité, et sa propre perception. A ce titre, la scène finale est exemplaire : les admirateurs de Mary dévoilent tour à tour ce qui se cache derrière l'image qu'elle voyait d'eux, puis se réunissent dans le même plan, portés par une affinité commune qui n'aura été entendue que grâce à l'écoute de l'autre (mais les jugements reprennent très vite le dessus cela-dit, et Ted, en contre-champ, devient l'ennemi commun : se libérer des images n'est pas si simple).

Le regard, et l'écoute. Regarder l'autre, et l'écouter. C'est un moyen (le seul ?) de vaincre la dictature de la représentation, d'entrevoir le « something » du titre, donc de vivre. Cette idée, travaillée tout au long du film, se trouve être explicitée lors de la scène finale, au moment où Ted constate lui-même qu'il y a un décalage entre l'image que l'on renvoie et le réel. Et l'amour véritable se trouve dans le réel (« real love »). Mais les Farrelly ne sont pas dupes pour autant, ni même naïfs. Si une prise de conscience s'est opérée chez Ted (et chez Mary), le boulot reste à faire pour les autres (et pour nous). La toute fin du film, derrière son apparence de "dernière vanne qui retourne les conventions", est riche de sens (le sens étant toujours derrière les apparences dans Mary à tout prix) : celui qui regarde -le spectateur- croit encore qu'il ne s'agit que d'images. Mais il ne vise pas juste.


Mary à tout prix (There's something about Mary), film américain de Peter & Bobby Farrelly sorti en 1998.

Point de départ.


         Départ. Ou arrivée. Arrivée sur le blog, c’est le point de départ. Faire le point dès le départ, sinon, on ne va pas y arriver... Le point de départ est toujours difficile à faire. Il se dit (« à vos marques… Prêt… Partez ! »), s’écrit aussi (la preuve), mais se fait rarement. Ou alors, c’est bâclé. Bon, dans ce cas, je le bâcle (j’étais sur que ça allait arriver...).  

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...