mardi 3 mars 2020

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis, la meule s’écroulait par terre en un large brasier, d’où s’envolaient des étincelles ; - et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur, des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang caillé. La nuit était venue ; le vent soufflait ; des tourbillons de fumée enveloppaient la foule ; - une flammèche, de temps à autre, passait sur le ciel noir. » (Flaubert, Bouvard et Pécuchet)

L'or et l'amour (1956) - Tourneur

Film sidérant, d’une violence inouïe. Premier plan du film : crevasse d’une montagne, un coup de feu retentit. Sécheresse et fulgurance. Calme plat (parfait, transparent) et surgissements (de vie ou de violence). Sens inné de la distance (à quelle distance se tient-on de l’autre ; brutalité du geste d’attraper, de ramener à soi / d’où et comment tire-t-on ; raideur terrible du tracé de la balle /depuis quelle place regarde-t-on ; hors-champs, figures lointaines ou corps de près).





dimanche 1 mars 2020

Mes promenades dans Rennes me sont devenues presque vitales ces derniers temps. Elles me permettent de voir des arbres, d’entendre des oiseaux, de sentir que le monde bouge autour de moi. Depuis que je me suis mis à filmer, il y a environ un mois, je me sens plus attentif encore à mon environnement, même lorsque je n’emporte pas avec moi ma caméra, comme ce fut le cas ce soir. A l’entrée du mail François Mitterrand se trouve un grand bâtiment avec une façade recouverte de végétation. Un homme, deux femmes et un garçon de 5 ou 6 ans passent devant, et le garçon demande alors ce que c’est que cette façade. L’une des deux femmes, probablement sa mère, lui répond sans enthousiasme, et surtout sans prendre la mesure de l’enthousiasme de l’enfant, « c’est un mur végétal ». Mais la joie chaleureuse du garçon ne s’éteint pas au contact de la froideur de la mère, et il ajoute, tout guilleret, « moi je ferai une maison végétale ! ». Touché et amusé, je lui adresse un sourire, avec le secret espoir que cela suffise à lui apporter cette écoute dont il semblait exprimer le besoin en clamant tout haut son étonnement plein de curiosité. Plus tard, en me baladant sur un chemin au bord de la Vilaine -qui est très haute ces temps-ci-, je croise une souris en train de gratter le sol d’un ponton de bois. Je marche tout près d’elle mais elle reste indifférente à ma présence, trop occupée sans doute par sa tâche, dont j’avoue ne pas avoir compris le dessein (si tant est qu’il y en ait un). Puis la pluie tombe à nouveau ; je rentre vite chez moi.

samedi 22 février 2020

Nouvelle vague (1990) - Godard

Difficile, toujours, de parler des films de Godard… Ils sont une source extraordinaire de stimulation, tout en laissant les mots s’échapper, invitant à une forme de critique qui passerait aussi par l’image et le son. Je crois aussi que ce sont des films qui se prêtent à la dispersion : magma de petites choses, multiples rapports entre elles, et l’on peut s’amuser à tout rassembler pour parler d’un film comme une unité, ou se contenter d’attraper au vol deux ou trois précieux moments dont se servira notre pensée. Beau paradoxe godardien, qu’il est le seul à habiter avec autant d’humilité (les autres qui s’y essaient écrasent souvent leur film sous le poids de leur unique pensée) : conscience totale de ce qu’il fait / existence autonome et mystérieuse d’un grand nombre de singularités (cinéaste du défilé). 

Il me semble que le sujet de Nouvelle vague est la domestication. Faire venir l’autre à soi, par une main tendue pour relever un blessé après un accident de la route, ou par une soumission de force à son autorité (personnages des domestiques, des serveurs maltraités…). Domestication animale (chevaux et chiens attachés), sexiste (femmes vouées à l’intérieur, à la tâche domestique), végétale (très beau personnage du jardinier), ou même du ciel et de la mer (avions, bateaux, nuisances sonores…). Tout est pris dans le social, chaque chose est sujette à un rapport avec une autre. Rapport qui n’est jamais égalitaire ; c’est ou montant ou descendant (figure de l’escalier, comme chez Renoir). Terrible pluralité des violences sociales : posture oppressive, parole monopolisée, territoire contrôlé, gifles, insultes… Intégrité socialiste du film -esprit de contradiction- : rien n’est montré seulement montant, ou seulement descendant, il y a toujours le revers (« le positif nous est déjà donné, il nous incombe de faire le négatif »). Les plans, les phrases, les scènes… souvent reviennent une seconde fois, mais toujours elles apparaissent comme différentes de la première, prises dans un rapport contraire (« ce n’est pas le même, c’est un autre »). Travelling latéral comme possible opposition à la standardisation de ces relations verticales (la mer, le ciel, c’est le bas et le haut mais c’est aussi l’horizon), images qui en devient une autre par l’horizontal, sans passer par-dessus : « ce n’est pas le même, c’est un autre » ; figure de la vague nouvelle, transformation constante (qui ne passe pas par la force), comme le jardin -comme la prose- qui n’est jamais fini, a toujours besoin de retouches, et suggère lui-même ses corrections (« mais si on le délaisse... »). Passage des saisons, paysage jamais le même, perpétuellement autre, toujours sublime en tant qu’il est vivant et inaliénable dans son impermanence. « Le fond du vert luxuriant de l'été et l'embrasement royal de l'automne et la ruine de l'hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps ». 

« Qui est l’herbe, quand elle est sans nom ? » demande le jardinier, « Ton serviteur » semble répondre un intertitre. Ou alors annonce-t-il le plan suivant ? Sans doute est-ce les deux à la fois. Se refuser à domestiquer cet intertitre : considérer l’avant, l’après, ne pas le mettre sur, ne pas y voir un rapport vertical (de domination) mais le laisser (dé)filer dans la coulée temporelle, horizontale (le temps en tant qu’espace est horizon). Ne pas interférer dans l’indépendance offerte par le film à ce « Ton serviteur », qui, irréductible à un seul sens, est en lui-même déjà un autre.

mardi 18 février 2020

Une vie suspendue (1985) - Saab

Il y a un sentiment que je trouve délicieux au cinéma, c’est celui de découvrir en même temps que le film une ou deux directions possibles de la fiction. Comme une synchronisation miraculeuse entre le travail du spectateur et celui du film en train de se faire. Une vie suspendue est alors un film de tous les délices, en ce sens qu’il ne cesse de se laisser surprendre, sans ne jamais prendre la moindre avance et avec le même étonnement que celui qui regarde, par les multiples petits bouts d’histoire(s) retrouvés ça et là au gré des déambulations de son personnage. Vie suspendue à un corps qui passe en funambule, et danse, grimpe, sautille, se joue de tout, au beau milieu d’un monde en ruine (Beyrouth pendant la guerre civile). Puis un rêve de jeune fille rencontre un fantasme d’artiste vieillissant, alors il y a frôlements, oscillation, croisement de deux désirs qui ne se touchent jamais. Elle marche sur la pointe des pieds, dans une espèce de légèreté sublime, comme si l’espace flottait ; lui reste assis, avachi, puis se relève pour un dernier coup de théâtre avant de s’effondrer -et elle de poursuivre son errance en apesanteur comme si de rien n’était. Que faire d’autre quand la guerre ne daigne plus s’arrêter ? Il n’y a plus que cette insouciance-là pour résister (ou c’est la mort, comme lui) : jouer la vie à pile ou face, faire d’un pont, d’une plage ou de bâtiments ravagés des lieux de distractions ou terrains d’inventions. Refaire le monde à partir de quelques résidus de fiction. Ce film-là n’est peut-être rien d’autre que cela : l’utopie d’un théâtre enfantin dans les vestiges d’une ville anéantie, où de petits pas pleins de grâce suffisent à réenchanter un sol dévasté.

lundi 17 février 2020

Gardiens de phare (1929) - Grémillon

Étonnement face au silence dans lequel était projeté le film. Il m’arrive régulièrement de regarder des films muets sans activer le son lorsque je suis chez moi, mais c’est la première fois que j’assistais à une séance organisée ainsi en salle (remplie d’une centaine de personnes, qui plus est). Drôle de sentir la gêne provoquée par ce silence imposée, les toussotements, les grincements des sièges, les chuchotements par instants… Pour ma part c’est une expérience que j’ai beaucoup apprécié ; j’aime le silence, je crois. 

Quant au film, il démarre fort, les dix premières minutes sont impressionnantes, très rocailleuses. Plein de plans sur le phare où on le sent si dur et imposant, grand bloc de pierre planté là au beau milieu de la mer, sur lequel vient s’abattre le tumulte des vagues. Quelque chose de monumental, qui m’évoque le cinéma de Pedro Costa. Et toujours les efforts physiques chers à Grémillon : le poids d’un sac balancé à l’arrière de son dos, l’enclenchement des manivelles du phare… Malheureusement, le film se perd un peu par la suite dans une intrigue psychologique, avec un héros excédant de folie et des « images mentales » qui vont avec pour marteler le spectateur. Il s’inscrit dans une tendance du cinéma français des années 1920, stoppée nette avec l’arrivée du parlant (ce film-là en est peut-être le dernier représentant) qui visait à figurer par l’image et le montage les tourments de l’âme, à coup de grandes métaphores et d’effets en tout genre. Moi, ça me barbe un peu, et je dois bien avouer que je suis surpris de voir Grémillon se prêter à ce jeu-là (bien qu’il s’en sorte pas trop mal, Gardiens de phare n’est pas vraiment un mauvais film), d’autant que deux ans plus tard -avec le son cette fois- il réalise le sublime La petite Lise, pour moi l’un des plus beaux films qui soient.

dimanche 16 février 2020

L'amour d'une femme (1953) - Grémillon

Je me demande si ce qu’on appelle l’émotion, ce ne serait pas simplement la mise en mouvement du corps entier ; le sentiment -parfois même inconscient, parfois sensible au bout des doigts plus que dans la tête- que la Terre tourne autour et en soi, et que la vie nous traverse, nous burine, nous forme… enfin qu’elle modifie à chaque instant notre matière charnelle, dont nous oublions bien souvent le labeur continu qui sert à en maintenir le souffle existentiel. L’émotion serait alors l’expérience d’une lucidité physique retrouvée pouvant se traduire ainsi : « je suis vie, non pas mort ». 

A la sortie de la séance, l’émotion était vive. L’impression d’être en contact direct avec la « réalité de la vie » évoquée par Simone Weil dans une lettre dont j’ai reproduit un extrait ici-même (22/01) : « La réalité de la vie, ce n'est pas la sensation, c'est l'activité -j'entends l'activité et dans la pensée et dans l'action. ». Mise en présence de la nécessité de chaque pas sur le chemin du retour, et de chacun des plis de ma pensée… et désir profond de me mettre au boulot, quel que soit ce boulot (écrire, déjà). C’est que le film de Grémillon est activité constante. Tout y est charge à soulever, matière à travailler. L’œuvre d’un effort de tous les instants, où sont mis sur un pied d’égalité les grands bouleversements sentimentaux et les moindre gestes du métier (les scènes très précises d’exercice de la médecine, avec en point d’orgue l’opération du gardien de phare en forme de documentaire en temps réel, mais aussi tous ces moments de tâches quotidiennes présentées en entier, dans la mesure toujours juste de l’énergie qu’elles mobilisent : aider des gens à descendre d’un bateau, remonter une bâche à l’arrière d’un camion, mettre le couvert…). Vivre l’amour à deux, accepter l’autre dans son entièreté, c’est un travail considérable, qui demande de remuer des choses parfois profondément ancrées. Pour André, c’est plus difficile encore que le labeur quotidien de son chantier : tout un monde en lui est installé, où les femmes mariées sont dévouées au foyer, et déconstruire ce monde est un mouvement de la pensée si titanesque qu’il s’en montre incapable. Marie, elle, est prête à tout abandonner pour lui : lâcher son métier qu’elle aime tant, vivre une existence loin de son idéal, quitte à se rendre triste, pour le bonheur d’André. Noble sacrifice, abandon magnifique à l’autre, mais sacrifice quand même, qui n’aurait pas à être fait si l’effort de l’autre était égal au sien. André, avec le temps, dans son amour pour elle, finit par prendre conscience que ce qu’il réclame d’elle la rendrait malheureuse. Il a vu ses yeux scintiller de joie après qu’elle a opéré le gardien du phare, il y a vu ce bonheur infini qu’elle pouvait éprouver dans l’exercice de son métier. Il ne peut pas lui demander de tirer un trait là-dessus. Mais il ne parvient pas non plus, lui, à se résoudre à épouser une femme médecin. Alors il part, et le film se termine avec l’un et l’autre séparés ; avec elle, à vrai dire, et son visage sur lequel jaillit une larme au moment où retentit depuis la fenêtre ouverte la sirène du bateau quittant le port. 

Tout cela, je le raconte en quelques mots, réduisant tout, ne restituant qu’une infime part de la vigueur employée par le film pour accompagner l’ébranlement de la vie de ces êtres. D’une chaise lancée en plein sur le visage d’un ouvrier qui tombe sec à l’effondrement de l’institutrice, à bout de force, mourant ainsi devant l’église le jour où elle a pris sa retraite, chacune de ces vibrations du corps semblent faire trembler l’île d’Ouessant toute entière. Il y a tant de matière dans L’amour d’une femme, tant d’endurance et de patiente pour la sculpter et la donner à voir… Peuvent-elles se raconter, ces minutes passées à éprouver la tempête à bord d’un bateau de pêche se dirigeant vers le phare ? Et l’eau de la mer qui ne cesse de se déverser sur Marie, déjà accablée de fatigue lorsqu’elle arrive au phare pour soigner le gardien, et le film qui dure encore, l’assiste jusqu’au bout, ne se repose jamais tandis qu’elle s’épuise à la tâche. Si le personnage fait tous ces efforts, le cinéaste qui la filme a le devoir de les faire avec lui. Pour Grémillon l’émotion n’est jamais chose acquise, elle est la mise en œuvre d’une adaptation au rythme de chaque événement, comme un bâtiment à construire pour que pénètrent dans la vie les turbulences de la mer et de la Terre. 


(je constate que ce que j’ai écrit là est assez proche de ce que j’avais noté il y a quelques jours à la sortie du Vent se lève. J’avais déjà pensé, sur le moment, à la proximité entre le film de Miyazaki et le cinéma de Grémillon, et aujourd’hui cette proximité-là me saute aux yeux à la lumière de ce que j’ai pu en dire. Ce « il faut tenter de vivre », toujours, qui vient rencontrer les recommandations de Simone Weil. Tout cela me préoccupe beaucoup, en ce moment, et nourrit mon besoin de concret, d’ancrage physique dans le monde. Et puis le métier, l’artisanat… et la mise à l’épreuve constante de son rapport à l’autre, prendre la mesure de ses actes, de ses conditionnements, de la place occupée dans son environnement (et ainsi travailler à déconstruire ce que le patriarcat et la culture -mes deux grands systèmes oppressifs, qui d’ailleurs vont de pair- ont pu installer en moi). )

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...