vendredi 30 novembre 2018

Amanda

Il y a une belle idée dans Amanda, de Mickaël Hers (film par ailleurs clichetoneux et affecté, camouflant son recours fréquent à de petits effets de séductions par une simplicité de façade qui semble conçue pour caresser dans le sens du poil la presse spécialisé et ses lecteurs les plus fidèles). C’est une idée d’ordre météorologique. On traverse différents parcs à différents moments et dans différents états (Lacoste croisant Stacy Martin ; attentat ; rencontre avec la maman à Londres ; les gens se baladant tranquillement après le match de tennis), mais la météo se fiche bien de ces états : le temps et la nature font leurs petites affaires sans se soucier du drame. 

Étonnement alors : pourquoi Mickaël Hers, si soucieux de respecter l’intégrité fluctuante de la nature, fait-il peser si lourdement le drame sur ses comédiens ? Vincent Lacoste aurait pu être sublime s’il avait été aussi libre que les nuages, dans un mouvement de détachement sincère où la retenue du corps et du visage est peut-être plus vraie que les larmes du script, frileusement imposées par un metteur en scène qui a trop souvent oublié de regarder ses acteurs. 

Une précision tout de même : ni la retenue ni les larmes ne sont une condition obligatoire à la réalisation d’un bon film. Le reproche ici porte sur la captation de l’air, qui passe authentiquement dans le ciel et dans les feuilles des arbres, mais semble nettement plus artificiel -disons préfabriqué- dans les situations, comme si le scénario était rigoureusement appliqué sans tenir compte de ce qui se jouait sur le tournage (oubli des enseignements élémentaires de Bresson).

lundi 26 novembre 2018

Crazy Rich Asians

Vu Crazy Rich Asians, de John M. Chu. C’est un film qui a au moins le mérite d'être assez admirablement construit et rythmé dramatiquement. Il y a un certain savoir-faire pour raconter des histoires que peu de metteurs en scène ont encore, même aux États-Unis ('suffit de voir le dernier film des frères Coen, six petits contes -donc censés reposer sur une certaine solidité narrative- et c'est chaque fois très mal fichu, les enjeux sont amenés laborieusement, tout baigne lourdement dans le cliché... il n'y a pas du tout l'aisance et la limpidité entraînante de Crazy Rich Asians, dans lequel tout est posé clairement et rapidement dans un soucis d'économie plutôt rafraîchissant). 

Mais bon, une fois qu'on a dit ça et qu'on a salué la générosité et l'honnêteté du film (ce qui fait déjà trois qualités non-négligeables !), il faut reconnaître qu'il ne reste plus grand chose... La simplicité assez belle des enjeux et des personnages aurait sans doute nécessité un travail de densification (par la présence des corps et de l'espace, par une mise en tension vivante de ce qui se joue "sur le papier"). Ici la mécanique est bien huilée mais elle reste encore très mécanique, si bien que l'émotion passe assez peu dans les plans, qui sont un peu trop encadrés, trop méticuleux, qui manquent d'air peut-être. Disons que ce n'est pas suffisamment musical, que le film tient davantage du sport que de la musique : on se met en condition avec rigueur, mais que fait-on ensuite de cette condition ? Tout le monde est beau, tout le monde est riche, tout le monde a bien fait son sport (même notre héroïne, censée être pauvre et moche, est une très jolie professeur d'université à New York, on a vu plus prolo quand même !), mais ça manque de grincements et de décalages, de quelque chose qui enraye la mécanique depuis l'intérieur (comme dans un film de Blake Edwards) ou que la mécanique permet humblement de sublimer (comme dans un film de McCarey). Là la route est tracée, si tracée que l'avion du retour tant annoncé n'est même pas pris, et on n'ose plus quitter les riches de Singapour... (j'aurais préféré que ça se termine par un mariage à la bonne franquette dans un petit boui-boui new-yorkais !). 

En fait ce que je trouve dommage c'est que le côté clinquant que le scénario semble proposer d'envoyer valser joyeusement, et bien le film tel qu'il est se contente de le repousser poliment tout en lui faisant de l’œil.

jeudi 15 novembre 2018

une danse

Je viens d’assister à un spectacle de danse sublime. Il y avait quatre danseurs : deux hommes (l'un d'1m70 environ, assez fin, d'un physique gracieux ; l'autre 1m85, cheveux frisés, un corps plus lourd et affaissé, anormal pour un danseur) et deux femmes (une belle italienne vêtue de noire, une autre plus mince et élancée, avec un t-shirt rayé). Une musique légère, atmosphérique, avec un son très bas, qui semblait simplement accompagner le mouvement des danseurs (et qui disparaît sur la fin). Les gestes étaient toujours très simples, pas le moindre signe de virtuosité, jamais de performance physique : juste de l’humilité, de l'intégrité, et du travail. 

Le spectacle fonctionne comme une espèce de grande circulation, ça ne raconte rien narrativement (il n'y a pas une parole, seulement le bruit tranquille des pas sur le sol et la musique de fond), et il n'y a pas non plus d'étapes ou de scènes à proprement parlé, mais une progression lente et confiante, comme une étoffe qui se tisse sous nos yeux. Le travail se fait devant nous, sur la scène, et nous invite par sa générosité à le poursuive par la suite, avec nos outils et capacités propres. 

Ce sont des corps qui se meuvent, qui explorent l'espace, qui semblent se libérer progressivement, ou du moins apprendre à se libérer, à éprouver leur présence dans le monde -à être au monde- à la fois collectivement et individuellement. On voit toujours un geste commun, un fonctionnement d'ensemble, et en même temps chacun effectue le geste à sa façon, avec sa singularité (le plus grand des hommes s’appesantit, tâtonne ; l’autre est plus technique et virevoltant ; l’italienne joue de regards et de mimes ; la dernière semble suivre son instinct avec une extrême concentration). Les danseurs ne se touchent presque pas, ils se regardent parfois. 

Il y a une multitude d’actions, de situations, qui amènent différentes postures et attitudes, et demandent de s'adapter perpétuellement, en fonction de soi et des autres, pour faire vivre le groupe tout en ne mettant jamais en péril sa propre intégrité. Parfois les corps se heurtent, parfois c'est imprécis, ça ne fonctionne pas, il faut du temps... Et le temps est pris. Et chacun s'adapte, apprend à jouer un rôle chaque fois différent. C’est une épopée, presque un grand récit d'aventure (l’histoire d'une exploration physique du monde), mais il y a aussi comme une transformation constante, une conscience que le monde bouge en permanence et qu'il faut apprendre à faire avec ce mouvement, apprendre à accorder son geste à celui du groupe et de l'espace (j'ai pensé aux Métamorphoses d'Ovide). 

A la fin les corps ont progressé, ils ont trouvé une forme de liberté, et les mouvements, tout en restant toujours très simples, deviennent plus fluides, plus faciles… La musique s'arrête et il n'y a plus que ces corps qui bougent, chacun à leur rythme. Puis un par un ils arrêtent de danser et regagnent le fond de la scène ; le spectacle se termine dans un apaisement véritable.

dimanche 9 septembre 2018

Le Poirier sauvage

Je suis allé voir Le Poirier sauvage, de Nuri Bilge Ceylan. J'ai quitté la salle au bout de 2h de film (il en dure 3) tellement je m'ennuyais. Tout ça me semblait en-dehors des choses, en-dehors du monde. C'est peut-être ça l'austérité véritable (qu’on impute bêtement au cinéma des Straub, pourtant d’une sensualité débordante). 

Il y a une scène, dans Le Poirier sauvage, où un garçon et une fille s'embrasse sous un arbre, et à ce moment-là le vent passe à travers les feuilles de l'arbre et vient caresser le cou des amants. Ce moment-là est ridicule, précisément parce qu'il n'y a rien de concret. Le vent, les feuilles... Rien n'existe. On dirait qu'ils ont passé un coup de ventilateur ; on croirait l'arbre en plastique. Rien n'a été filmé dans cette scène, ce qui s'est passé c'est que le réalisateur avait une certaine idée du romantisme en tête et qu'il a mis cette idée en image : c'est ce qu'on appelle un cliché. S'il avait vraiment regardé les amants, regardé l'arbre, senti le vent... il aurait pu les filmer. Mais il n'y a rien de concret précisément parce que ce qu'on voit n'est qu'un délire personnel de Ceylan (complètement pris dans la mode son époque en plus, c'est-à-dire déjà terriblement daté), qui s'est imaginé les choses d'une certaine façon avant même de les avoir réellement vues. 

Dans Antigone de Straub-Huillet, on sait dès le départ qu'Antigone ne cédera pas (car on connaît le mythe, et car la version adaptée -celle de Brecht- joue sur cette inéluctabilité qui est donnée d'emblée, contrairement à la version de Sophocle dans laquelle on y croit sans y croire jusqu'au bout), mais il y a un moment dans le film où l'on sent que le fossé qui s'est creusé entre elle et Créon est trop grand dorénavant, et qu'il n'y a plus aucun espoir pour elle. Si bien que sa colère, à ce moment-là, se décuple et donne l'impression de quitter son corps, comme si elle abandonnait ce corps condamné pour glisser dans l'air et devenir une colère plus métaphysique, c'est-à-dire une colère d'idée, une colère politique, qui dépasse les intérêts individuels des deux personnages de la scène. C'est un passage qui est déjà contenu dans le texte de Brecht, et le travail de Straub-Huillet a consisté à en rendre compte avec le plus de justesse possible. Pour cela, ils ont construit un plan avec Antigone en légère contre-plongée, sa tête au centre du cadre, avec un derrière elle un arbre cachant le bleu du ciel. La composition est déjà admirable, mais ce qui rend ce moment absolument sublime dans le film, c'est qu'il y a un coup de vent au moment précis où elle prononce (ou entend, je ne sais plus si c'est Créon ou elle qui parle) les mots qui la condamnent définitivement. Ainsi l'idée de Brecht d'une colère qui deviendrait métaphysique s'incarne-t-elle à l'écran, concrètement

Et il n'est aucun doute possible : le vent qui passe est un vent réel, non pensé par les Straub, dont la seule intelligence aura été d'accepter humblement ce "cadeau de la nature" qui pénètre dans leur cadre parfaitement préparé à le recevoir (un plan des Straub est comme une Terre d’accueil). C'est donc la démarche inverse de celle de Ceylan : si les Straub partent aussi d'une image mentale (comment faire autrement ?), leur travail consiste à confronter cette image pré-conçue à la vérité concrète de la nature, puis d'observer (de filmer). C'est là la différence fondamentale entre l'humilité profonde d'un artisan, qui se met au service (et à l'écoute) des choses, et l’orgueil prétentieux d'un artiste, qui croit tout savoir à l'avance.

jeudi 14 juin 2018

Antiporno

Vu Antiporno (2016), de Sion Sono. Je trouve ça nul et pourtant je crois que c'est le moins pire des Sion Sono que j'ai vus (parce que c'est le plus court, peut-être...). Je craignais un délire déviant assez obscène, mais le film ne tombe pas là-dedans (heureusement). Seulement c'est d'une prétention incroyable (les couleurs, la musique, le côté méta, l'hystérie, la pseudo-auto-critique à la fin...). Je vois vraiment ça comme un délire esthétisant, alors que le sujet est assez fort à la base, et d'ailleurs c'est ce qui fait illusion à plusieurs reprises dans le film : j'ai cru que ça commençait à vivoter un peu par instants, avec les tourments intérieurs de l'actrice (qui ne semble pas si mauvaise au demeurant, mais dans le film elle n'existe jamais, elle n'a pas le temps ni l'espace pour exister), mais à chaque fois il y a une surenchère grossière qui étouffe la possibilité d'émotion de la scène, comme si Sion voulait rappeler à chaque instant sa présence en tant qu'Artiste. Mais il confond travailler un plan et créer une image. Là tout ce qu'il fait c'est recouvrir une surface plate de plein de couleurs et de plein d'effets en espérant qu'elle gagne un peu de relief... Dit comme ça on pourrait assimiler ça au travail d'un peintre, mais un bon peintre lève les yeux, ou les ferme pour imaginer, mais il y a de l'imagination, il y a un regard, tandis que Sion ne regarde que son image (le monde n'existe plus) et il se défoule dessus jusqu'à ce qu'elle donne l'illusion d'être originale, d'être "artistique", sauf que c'est tout le contraire, ce n'est pas original du tout, il n'y a aucune imagination, il y a seulement de l'imagerie en vrac, balancée au hasard. Les images de Sion sont les mêmes que toutes celles des pseudo-originaux, il n'y a aucune vie, aucune incarnation, ce sont des gens qui vivent le nez plongé dans les images. Et je trouve ça très triste... D'autant plus triste que dans Antiporno il y a comme un début de conscience, comme si Sion avait eu de l'intuition, en mettant en scène l'histoire d'une actrice enfermée dans un rapport complexe avec son propre désir (et dans une salle, aussi, au coeur-même du cinéma dans ce qu'il a de plus pernicieux), qu'il parlait un peu de lui-même. Et c'est sans doute ce qui fait que le film est par moments presque incarné, mais à chaque fois il s'auto-censure, il étouffe sa propre imagination, par peur ou par inconscience, je ne sais pas…

Du coup ça me fait penser à Spring Breakers, parce que c'est un film qui rend compte, justement, de cet enfermement dans les images. Mais dans Spring Breakers il y a toujours le corps et son image au sein d'un même plan. On entend le cœur qui bat sous l'oppression tout du long. Il y a l'imagerie, le cliché, l'effet-cinéma... qui s’agitent avec fureur, mais dans le même temps il y a des gestes, des regards, des visages... Les personnages s’engouffrent toujours plus loin dans le vulgaire, l’obscène à la recherche d'une certaine sensation de la vie qu'ils croient avoir perdu. Ils sont tellement figées dans des images, à la fois d’eux-même (objets superficiels et ultra-sexualisés) et du monde (d’où la violence de chaque rencontre avec l’altérité) qu’ils cherchent à tout prix à trouver quelque chose qui les ramène de force au mouvement de la vie, quitte à se mettre en grand danger. Ce qui engendre une lutte acharnée du corps contre l'image (comme chez Sternberg, comme chez Ferrara). Il y a une scène que je trouve extrêmement forte dans le film, c’est le moment où le personnage joué par Rachel Korine est blessé au bras. C’est un événement d’une grande brutalité précisément parce que c’est un rappel au corps. C’est là que le personnage de Rachel Korine prend conscience, instantanément, de sa présence physique et sensible au monde (d’où le raccord temporel : il fallait qu’on voit directement après le tir un plan dans lequel elle se touche le bras). Et si elle part, c’est moins pour se soigner ou par peur de la suite que parce qu’elle a obtenu (au prix d'une grande violence) ce qu’elle était venue chercher. L’aliénation était telle qu’il aura fallu transpercer littéralement l’image. D’ailleurs il y a juste après un plan que je trouve très beau aussi (et qui me fait beaucoup penser, dans l’idée, à un autoportrait de Vivian Maier), c’est celui d’Alien jouant seul du piano. On entend en parallèle la voix des filles répétant que c’est un trouillard, et on le voit seul avec son reflet, comme si l’événement avec Rachel Korine lui avait permis de prendre lui aussi conscience de ce qu’il pouvait y avoir d’altérité dans sa propre image (c’est-à-dire que lui et son image ce n’est pas exactement la même chose). D’où la peur naissante : on n'est plus dans un jeu vidéo ou dans Scarface, le corps existe ; la mort est possible. Je trouve le film magnifique (et en même temps absolument terrible) pour ça.

Mais il n'y a rien de tout ça chez Sion Sono. Je me souviens de Straub (dans le microfilm avec Daney) qui différenciait Fassbinder de Ford parce que chez Ford, quand un personnage tombe dans l'escalier (dans L'Aigle vole au soleil), on voit qu'il y a de l'expérience, que ce qui est filmé est vrai parce que Ford sait ce que c'est de tomber dans l'escalier (peut-être l'a-t-il vécu, peut-être l'a-t-il simplement observé, mais il a fait son travail de cinéaste). Tandis que Fassbinder, selon Straub, ne sait même pas ce que c'est de se prendre un mur ou de trébucher sur une peau de banane, il n'a aucune expérience, donc il est incapable de faire un bon film.

Korine sait mieux que personne ce que c'est que l'aliénation, l'addiction aux images, c'est pour ça que Spring Breakers est un si film si fort. Sion n'en sait rien, il a trop le nez dedans, il est trop aliéné lui-même pour être en mesure de prendre de la distance par rapport à cette aliénation. Du reste le cinéma n'est qu'une question de distance, quand on regarde quelque chose de trop loin on ne voit rien, et de trop près on ne voit rien non plus.

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...