mercredi 1 mai 2019

Mischka


Découvert hier en salle Mischka (2002), le dernier des trois films réalisés par Jean-François Stévenin (en sa présence). Un film magnifique ; un vrai grand film populaire. C'est une sorte de road-movie sauvage dans le sud de la France. Sauvage dans la mesure où il n’existe pas une société, mais une multitude de micro-sociétés, se formant et se déformant au fil de l’aventure, au gré de séparations et de retrouvailles qui renouvellent sans cesse les lois et l’esprit collectifs en même temps que le sentiment singulier d’appartenance à une communauté. Plein de personnages, tous très beaux. Ils entrent et sortent du film sans problème, comme des trajectoires qui se croisent et se décroisent. La trajectoire du film est indépendante, elle fait un bout de chemin avec les uns, puis avec les autres, puis à nouveau avec les uns, en prenant soin d'accorder de l’attention et de la tendresse à chacun. Le film débute dans la voiture d'une famille de prolos qui partent en camping près de Bordeaux. Le père, joué par Yves Alfonso (extraordinaire, comme dans Maine Océan de Rozier), gentil bougon nerveux, incapable de communiquer quoi que ce soit, en constante bagarre contre lui-même, comme si tout son corps se refermait dès qu'il ouvrait la bouche, tente de dire à sa femme qu'il l'aime encore profondément ("y en aucun qui prennent leur femme comme je te prends après dix ans de mariage !"). Celle-ci semble arrachée brutalement à un film d'Antonioni, sèchement triste, crûment mélancolique, une Monica Vitti prolétarisée, disparaissant puis réapparaissant, le temps de son avventura à elle. Les deux jumelles, à l'arrière, profitent de chaque arrêt pour fumer une clope. Et le grand-père, enfin, tapi dans le coffre, va chier à chaque aire d'autoroute, jusqu'à ce qu'on l'y oublie. C'est alors lui qu'on commence à suivre, vite nommé Mischka par Stévenin-acteur dès son apparition ("parce que tu me fais penser à l'ours Mischka"). Le personnage joué par Stévenin, Gégène, alcoolique court sur pattes, sec et teigneux façon James Cagney, va "tout droit" comme il dit. A force d'aller tout droit, mais dans n'importe quelle direction, Gégène et Mischka rencontrent une fille de 15 ans et son petit frère, qui ont fugué de chez leur mère pour retrouver leur père à Bordeaux, parti depuis cinq ans et qu'ils n'ont pas le droit de voir (selon la mère). La fille s'appelle Jeanne, elle veut qu'on l'appelle Jane, à l'anglaise, parce que c'est plus stylé. Plus tard, se joint à eux une gitane adorable, d'une bienveillance lumineuse, qui se lie d'amitié (une amitié un brin maternante) avec Jeanne, avec qui elle partage un goût pour la scène. Elles finiront d'ailleurs par aller voir Johnny Hallyday en concert, le même Johnny que l'on voit apparaître dans une scène mémorable peu de temps avant, pissant dans un champ et apportant en douce des poissons à un personnage secondaire très attachant, qui lui aurait sauvé la vie. 

Bref, il y a dans ce film une telle charge d’événements que tout raconter, même brièvement, me prendrait un temps fou… -autant le regarder. Ce qu'il faut retenir, c'est que tout ça prend forme avec un relief et une intensité incomparables. C'est un film plein d'énergie, qui démarre très rugueusement (la fermeture sur soi de chacun se fait sentir de façon particulièrement éprouvante), mais s'ouvre progressivement, suivant le rythme des personnages, puis s'apaise sur la fin, avec le bord de mer. Cette construction m'a fait penser à Pour le pire et pour le meilleur (1997), un très beau film de James L. Brooks, découvert il y a quelques semaines et auquel je repense souvent depuis. Seulement dans le film de Brooks on perçoit à peu près clairement chaque étape de l'épanouissement des personnages. C'est d'une extrême sophistication, et le contact des idées avec la justesse des acteurs fait que ça fonctionne admirablement, mais les rouages sont encore visibles, dans une dialectique ouverture/fermeture propre au cinéma de Brooks (qui a dû être porte coulissante dans une autre vie). Dans Mischka, on ne se rend compte de rien, ce qui se passe est de l’ordre de l’énergie interne au film, quelque chose de très physique. Du reste les personnages marchent, courent et se dépensent sans arrêt, jusqu'à l'épuisement non pas d'eux-même mais de l'espace et du paysage, dont ils font l’expérience. Pierre Rissent disait de Raoul Walsh qu'il était le cinéaste des forces telluriques. En ce sens, Mischka est un film superbement walshien, où la vie jaillit avec une puissance et une vigueur constamment renouvelées, comme deux heures d'un volcan en éruption… ou comme des blocs de glaces, entrant d’abord en collision avant de se fondre les uns dans les autres sous le soleil girondin. Chaque scène est neuve, fringante, pleine de nerf et d'audace. Et le film, comme ses personnages, -comme les spectateurs, aussi- se montre incroyablement endurant. Avec une constante vitalité, il joue sa petite musique folklorique, à laquelle les séquences s'adaptent toujours très librement : pas de conclusion marquée, pas de retour à la réalité, pas d'excès fantasque non plus... L'air et le corps du monde, toujours, mais le pouls du film. Stévenin a dit, lors de la rencontre qui a suivi la projection, à peu près ceci : "C'est tellement trivial de faire un film, avec tout ce qui se passe dans le monde... C'est trivial, et en même temps c'est vital".

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