La
douceur et la tranquillité de Call
me by your name en
font un film qu’on a envie d’aimer. L’atmosphère est légère,
chaleureuse, ensoleillée… Les personnages se considèrent tous
avec une certaine bienveillance, et jamais la souffrance sentimentale
des uns n’est mise sur le dos des autres. Un « j’ai le cœur
brisé » plutôt qu’« il m’a brisé le cœur »
particulièrement appréciable au temps du cynisme et de la
méchanceté généralisés. Dans cette villa en Italie, il fait beau
et les portes et fenêtres sont ouvertes en permanence. Il m’a
semblé d’abord y voir le signe d’une impossibilité d’intimité,
mais le mouvement du film suggère plutôt la recherche d’une
réelle ouverture au langage (on parle quatre langues dans le film),
au désir, au mouvement des corps… Mais tout ça reste, hélas, à
l’état d’idée.
Il y a une réelle difficulté du
cinéma contemporain (non-américain du moins) à filmer des corps
dans un espace. Ici, le jeu et le filmage des acteurs sont tellement
portés sur les gestes et les mimiques -de façon d’ailleurs très
apprêtée- qu’il n’y a jamais le sentiment d’une présence
physique. Si bien qu’au moment où le charnel doit prendre le relai
du verbe (car l’une des idées du film est que la parole et le
geste fonctionnent par relai, c’est-à-dire que l’un et l’autre
ne coexistent jamais vraiment mais se passent sans cesse la main
-mais rien ou presque ne coexiste dans Call
me by your name,
c’est l’un des problèmes fondamentaux du film, sur lequel nous
reviendrons), l’impact potentiel de l’image s’écroule sous le
poids d’un érotisme de carte postale. Quelques instants réussis
néanmoins : le premier contact entre Elio et Oliver, marqué par une
simple pression sur l’épaule qui, à elle seule, dit déjà tout
du désir naissant ; le « faisons la paix » au bord de la rivière,
une main réelle serrant une main statufiée ; et éventuellement la
scène de la déclaration d’Elio, avec les corps qui s’éloignent
puis se rapprochent, dans ce qui constitue le seul véritable
dialogue entre geste et parole.
Mais si cette scène ne
fonctionne pas complètement, c’est car elle souffre d’un mal qui
ronge le film, à savoir la volonté affirmée d’appartenir à un
certain art bourgeois. Symptôme récurrent d’un certain cinéma
d’auteur, des officiels cannois (Zviaguintsev, Lanthimos...) aux
mastodontes hollywoodiens (Scott, Villeneuve…), qui s’enlise
prétentieusement dans le raffinement et le classieux en oubliant
sans doute que ce qui faisait la force de films comme ceux de
Visconti, riche aristocrate s’il en est, c’est cette façon si
subversive de présenter leurs propres motifs formels comme déjà
obscènes et déliquescents. Si Guadagnino se garde -et c’est tout
à son honneur- de tomber dans les travers si fréquents de la
stylisation outrancière, on n’échappe pas, en revanche, à tout
un arsenal de citations étouffantes. Non pas que la citation
représente un problème en soi (Godard fait ça très bien), mais
ici elle ne s’intègre jamais vraiment dans le film, elle semble se
placer par-dessus,
comme pour signifier grossièrement que Call
me by your name est
le film d’un artiste cultivé et pétri de références. Durant la
fameuse scène de la déclaration, donc, Elio et Oliver, en balade,
se retrouvent devant une statue de la bataille du Piave. Les deux
personnages discutent (un dialogue tout en non-dits plutôt réussi)
puis font le tour de la statue, chacun de leur côté. La caméra,
qui les suivait en plan séquence, se permet alors de "relever
la tête" pour bien montrer au spectateur de quelle statue il
s’agit, à la manière d’un guide touristique. Rien à voir avec
le dévoilement rossellinien des vestiges antiques, qui, pour le dire
grossièrement, engage une dialectique entre mystères passés et
présents. Le mouvement de Guadagnino est au contraire celui d’une
destruction du mystère au profit du voir
absolument.
J’écrivais
plus haut que rien ne coexiste jamais vraiment dans Call
me by your name.
Je crois que cette non-coexistence des choses, cette pauvreté des
rapports, provient justement d’une volonté de tout dire, tout
montrer. C’est un film qui trace sa route sans ne rien laisser
d’autre à voir que la route qu’il trace. Pas d’intempéries,
pas d’accidents, pas de chemins de traverses… Le film ne
s’intéresse à rien d’autre que ce qui est écrit dans le
synopsis (Elio, jeune garçon en vacances avec sa famille bourgeoise,
tombe amoureux d’Oliver, bel homme d’une dizaine d’années son
aîné, et éprouve les difficultés de la naissance du désir), il
n’offre au spectateur aucune autre ouverture. Et s’il est des
grands films qui tiennent à peu de choses (on se souvient du
Waterloo
Bridge de
James Whale, film superbe reposant uniquement sur un secret bien
gardé qui ronge et isole progressivement le personnage de Mae Clarke
jusqu’à l’explosion finale), celui-ci est trop transparent pour
résister au-delà d’une première vision. Il lui manque un
ailleurs,
un hors-champ vivant et foisonnant laissé libre à l’imagination
du spectateur. Prenons le problème à l’envers : que ne sait-on
pas, au moment du générique de fin, des personnages d’Elio,
d’Oliver ou même du père ? Qu’est-ce qui est resté secret,
vécu par eux seulement, et que le film aurait pudiquement caché à
la vue du spectateur ? Bien peu de choses… Chaque regard, chaque
parole, chaque geste, vont dans la même direction : celle du film
propre et bien fait, trop parfait et contrôlé pour être
authentique.
Le réalisateur est tellement obsédé par
cette idée de "percer le mystère" qu’il ne résiste pas
au désir voyeuriste de montrer l’avenir, l’après, de forcer le
film à progresser par-delà ce temps si particulier de l’été.
Tout aurait pu se terminer avec la fin des vacances, et nous aurions
laissé Elio d’un côté et Oliver de l’autre s’avancer seuls
vers leur vie future. Mais non, il a fallu en dire encore un peu
plus, tracer au marqueur un avenir qui aurait gagné à rester à
l’état d’avenir, cet endroit si mystérieux où s’épanouissent
peut-être les rêves les plus fous. Georges Franju disait qu’il y
a des films qui nous font rêver et d’autres qui rêvent à notre
place. Call
me by your name,
en bon représentant d’une certaine mode de cinéma, appartient à
la seconde catégorie.