samedi 17 mars 2018

Call me by your name - Luca Guadagnino


La douceur et la tranquillité de Call me by your name en font un film qu’on a envie d’aimer. L’atmosphère est légère, chaleureuse, ensoleillée… Les personnages se considèrent tous avec une certaine bienveillance, et jamais la souffrance sentimentale des uns n’est mise sur le dos des autres. Un « j’ai le cœur brisé » plutôt qu’« il m’a brisé le cœur » particulièrement appréciable au temps du cynisme et de la méchanceté généralisés. Dans cette villa en Italie, il fait beau et les portes et fenêtres sont ouvertes en permanence. Il m’a semblé d’abord y voir le signe d’une impossibilité d’intimité, mais le mouvement du film suggère plutôt la recherche d’une réelle ouverture au langage (on parle quatre langues dans le film), au désir, au mouvement des corps… Mais tout ça reste, hélas, à l’état d’idée.

Il y a une réelle difficulté du cinéma contemporain (non-américain du moins) à filmer des corps dans un espace. Ici, le jeu et le filmage des acteurs sont tellement portés sur les gestes et les mimiques -de façon d’ailleurs très apprêtée- qu’il n’y a jamais le sentiment d’une présence physique. Si bien qu’au moment où le charnel doit prendre le relai du verbe (car l’une des idées du film est que la parole et le geste fonctionnent par relai, c’est-à-dire que l’un et l’autre ne coexistent jamais vraiment mais se passent sans cesse la main -mais rien ou presque ne coexiste dans Call me by your name, c’est l’un des problèmes fondamentaux du film, sur lequel nous reviendrons), l’impact potentiel de l’image s’écroule sous le poids d’un érotisme de carte postale. Quelques instants réussis néanmoins : le premier contact entre Elio et Oliver, marqué par une simple pression sur l’épaule qui, à elle seule, dit déjà tout du désir naissant ; le « faisons la paix » au bord de la rivière, une main réelle serrant une main statufiée ; et éventuellement la scène de la déclaration d’Elio, avec les corps qui s’éloignent puis se rapprochent, dans ce qui constitue le seul véritable dialogue entre geste et parole.

Mais si cette scène ne fonctionne pas complètement, c’est car elle souffre d’un mal qui ronge le film, à savoir la volonté affirmée d’appartenir à un certain art bourgeois. Symptôme récurrent d’un certain cinéma d’auteur, des officiels cannois (Zviaguintsev, Lanthimos...) aux mastodontes hollywoodiens (Scott, Villeneuve…), qui s’enlise prétentieusement dans le raffinement et le classieux en oubliant sans doute que ce qui faisait la force de films comme ceux de Visconti, riche aristocrate s’il en est, c’est cette façon si subversive de présenter leurs propres motifs formels comme déjà obscènes et déliquescents. Si Guadagnino se garde -et c’est tout à son honneur- de tomber dans les travers si fréquents de la stylisation outrancière, on n’échappe pas, en revanche, à tout un arsenal de citations étouffantes. Non pas que la citation représente un problème en soi (Godard fait ça très bien), mais ici elle ne s’intègre jamais vraiment dans le film, elle semble se placer par-dessus, comme pour signifier grossièrement que Call me by your name est le film d’un artiste cultivé et pétri de références. Durant la fameuse scène de la déclaration, donc, Elio et Oliver, en balade, se retrouvent devant une statue de la bataille du Piave. Les deux personnages discutent (un dialogue tout en non-dits plutôt réussi) puis font le tour de la statue, chacun de leur côté. La caméra, qui les suivait en plan séquence, se permet alors de "relever la tête" pour bien montrer au spectateur de quelle statue il s’agit, à la manière d’un guide touristique. Rien à voir avec le dévoilement rossellinien des vestiges antiques, qui, pour le dire grossièrement, engage une dialectique entre mystères passés et présents. Le mouvement de Guadagnino est au contraire celui d’une destruction du mystère au profit du voir absolument.

J’écrivais plus haut que rien ne coexiste jamais vraiment dans Call me by your name. Je crois que cette non-coexistence des choses, cette pauvreté des rapports, provient justement d’une volonté de tout dire, tout montrer. C’est un film qui trace sa route sans ne rien laisser d’autre à voir que la route qu’il trace. Pas d’intempéries, pas d’accidents, pas de chemins de traverses… Le film ne s’intéresse à rien d’autre que ce qui est écrit dans le synopsis (Elio, jeune garçon en vacances avec sa famille bourgeoise, tombe amoureux d’Oliver, bel homme d’une dizaine d’années son aîné, et éprouve les difficultés de la naissance du désir), il n’offre au spectateur aucune autre ouverture. Et s’il est des grands films qui tiennent à peu de choses (on se souvient du Waterloo Bridge de James Whale, film superbe reposant uniquement sur un secret bien gardé qui ronge et isole progressivement le personnage de Mae Clarke jusqu’à l’explosion finale), celui-ci est trop transparent pour résister au-delà d’une première vision. Il lui manque un ailleurs, un hors-champ vivant et foisonnant laissé libre à l’imagination du spectateur. Prenons le problème à l’envers : que ne sait-on pas, au moment du générique de fin, des personnages d’Elio, d’Oliver ou même du père ? Qu’est-ce qui est resté secret, vécu par eux seulement, et que le film aurait pudiquement caché à la vue du spectateur ? Bien peu de choses… Chaque regard, chaque parole, chaque geste, vont dans la même direction : celle du film propre et bien fait, trop parfait et contrôlé pour être authentique.

Le réalisateur est tellement obsédé par cette idée de "percer le mystère" qu’il ne résiste pas au désir voyeuriste de montrer l’avenir, l’après, de forcer le film à progresser par-delà ce temps si particulier de l’été. Tout aurait pu se terminer avec la fin des vacances, et nous aurions laissé Elio d’un côté et Oliver de l’autre s’avancer seuls vers leur vie future. Mais non, il a fallu en dire encore un peu plus, tracer au marqueur un avenir qui aurait gagné à rester à l’état d’avenir, cet endroit si mystérieux où s’épanouissent peut-être les rêves les plus fous. Georges Franju disait qu’il y a des films qui nous font rêver et d’autres qui rêvent à notre place. Call me by your name, en bon représentant d’une certaine mode de cinéma, appartient à la seconde catégorie. 

mardi 6 mars 2018

Lili Marleen - Rainer Werner Fassbinder


Plus que jamais, Fassbinder filme dans l'urgence. Peut-être filme-t-il même l'urgence. Lili Marleen avance d'un pas si rapide et si brusque qu'il se rapproche dangereusement de ce qu'on pourrait nommer un "film précipité", c'est-à-dire un film dans lequel chaque nouveau plan semble ne pas avoir attendu que le précédent se termine pour apparaître à l'écran (Parking, de Jacques Demy, est un parfait exemple de film précipité). Si Fassbinder est mort si jeune (37 ans), c'est sous doute précisément parce qu'il a toujours subi l'urgence, tout en s'épuisant pour éviter de tomber dans la précipitation. Ce film-là est si brutal et suffoquant qu'il requiert une pause, le temps de reprendre son souffle. Pause que ne s'est jamais accordé Fassbinder, qui considérait devoir filmer, coûte que coûte, se bâtissant ainsi une oeuvre forcément fragile et irrégulière mais d'une ampleur et d'une cohérence incontestables.

Que tirer alors de l'urgence de Lili Marleen ? Que c'est un beau film, déjà, parmi les plus beaux de son auteur. Parmi les plus brechtiens aussi, et sans doute cela a-t-il à voir avec l'urgence, justement : il en sort une forme de ténacité, de désir furieux d'avancer, de régler une fois pour toutes ses comptes (et ceux de l'Allemagne, par la même occasion) avec le nazisme, avec la Guerre, avec l'histoire... En témoignent ces séquences virulentes durant lesquelles on passe de plans de la chanteuses Willie (interprétée par la fantastique Hanna Schygulla, plus Dietrich que jamais) à des images du front, par les moyens d'un montage alterné particulièrement brutal. Seule la fameuse chanson du titre survit à ce découpage impitoyable, comme pour rappeler (et c'est peut-être la leçon -toute brechtienne- du film) que chaque geste (ici artistique) a un impact politique. « Mais ce n'est qu'une chanson ! » s'écrit innocemment Willie, surprise que sa musique suscite une telle agitation. Le film répond dans la foulée et sans détour : une chanson, peut-être, mais c'est déjà beaucoup. 

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...