mercredi 24 janvier 2018

Dialogue entre Syagrius et Hadrien à propos de Bunuel


Hadrien : Je vois que tu es très porté sur Bunuel en ce moment. Je te conseille de regarder aussi Tristana, qui est peut-être son film le plus radical avec Cet obscur objet du désir. C'est vraiment là où il pousse le plus loin la cruauté de son cinéma (jusqu'à frôler dangereusement la perversité, le film est vraiment difficile à appréhender de ce point de vue, pour ma part je ne sais toujours pas comment me positionner par rapport à ça).

Syagrius : Oui, je pensais le voir. Mais tu m'intrigues beaucoup en parlant de cruauté du cinéma de Bunuel alors que je le trouve particulièrement compatissant pour l'homme quel qu'il soit. Surtout dans Viridiana d'ailleurs, où toutes les idées morales (parce que je pense que Bunuel questionne beaucoup son spectateur sur le sens de l'histoire -au sens de récit autant qu'au sens de processus de construction sociale et sociétale-) en viennent à se heurter aux fondations de la représentation sociétale (naturellement injuste).

Hadrien : Je trouve le cinéma de Bunuel cruel dans la mesure où il n'hésite pas à infliger d'atroces souffrances à ses personnages pour "parvenir à ses fins". Mais ce n'est pas forcément un mal dans la mesure où c'est toujours la structure qu'il attaque, le processus de construction sociétal et social, comme tu dis, et jamais l'humanité en elle-même (un peu comme Sternberg en fait, même si chez Bunuel c'est plus retors puisqu'il semble accorder plus d'importance à la destruction du système qu'à la solitude de l'homme qui s'y trouve, contrairement à Sternberg -cela-dit L'Impératrice Rouge, Saga of Anatahan ou Shanghai Gesture sont vraiment des films destructeurs également-). D'ailleurs de ce point de vue son rapport à l'animal me semble particulièrement intéressant, mais je ne suis pas sur d'être suffisamment au clair avec ça pour développer davantage. Il me reste à découvrir L'Age d'or notamment, dans lequel il y aurait, parait-il, une séquence très évocatrice avec des scorpions.

Puis cruauté aussi dans le sens où l'entend Antonin Arthaud lorsqu'il parle de "théâtre de la cruauté". Bunuel n'hésite pas à dévoiler les pires facettes de l'être humain, mais avec une distanciation suffisante pour ne pas accabler frontalement le spectateur (un peu comme Salo). Mais là encore ce n'est jamais sans issu, ce n'est pas seulement un "regardez comme l'être humain est mauvais/pervers" à la Haneke, il y a vraiment un regard compatissant, et la charge est toujours portée sur la structure (d'où le surréalisme, qui fait exploser la structure -et d'où, du coup, le motif récurent des explosions-) plutôt que sur l'homme. Dans Viridiana on voit bien que tous les sans-abris sont oppressés, et déjà complètement avalés par le système qui les a construit socialement. D'ailleurs j'adore le personnage de la petite fille ; c'est un personnage qui observe le monde, et qui est directement affecté par ce qu'il voit, le contre-champ agit sur le champ, et on voit la façon dont l'innocence enfantine est progressivement broyée par une forme de conditionnement du regard.

... Et c'est toute la naissance de l'idée du désir, si chère à Bunuel : le champ se sépare petit à petit du contre-champ jusqu'à que la communication se perde complètement, et qu'il ne subsiste que le désir -donc aussi la peur, voir Hitchcock-, qui mène à la destruction. Donc quelque part il y a aussi l'idée d'une nécessité de communiquer, de retrouver une forme de langage commun et de l'exprimer par-delà les frontières sociales. Je crois qu'il y a vraiment ça dans Cet obscur objet du désir, avec ce "fuis-moi je te suis", ces deux personnages qui obéissent aveuglement à leur désir -donc à ce qui place l'autre à distance, dans la position de l'inaccessible-, et qui ne se demandent absolument jamais ce qui peut bien les lier, alors que manifestement quelque chose les lie, et ce quelque chose est bien plus puissant que tout le reste puisqu'il porte tout le film.

Syagrius : C'est drôle parce que là encore je ne vois pas ce qu'il y a de cruel à infliger l'atroce à un personnage. Et d'ailleurs je ne te rejoins pas non plus sur le terme "atroce", c'est dur, je le conçois, mais "atroce" me semble hors de propos. C'est plutôt -à mon sens- un "mal nécessaire" (le terme est sans doute mal choisi) qu'il impose, sans forcément en jouer de manière cynique avec ses personnages.

La cruauté comme tu l'entends je pense qu'elle est surtout cinématographique et pas immanente au récit. Dans Viridiana, par exemple, le cruel aurait filmé le viol de Silvia Pinal pour aplatir l'idée développée (entre autres) de "crise spirituelle". Par exemple je viens de voir le film Scum, d'Alan Clarke, et je trouve qu'on est justement dans un cas de cruauté dans la mesure où la réalisation empiète sur tout le sous-texte critique et la linéarité du récit. Au lieu de faire cinématographique l'horreur en jouant sur les hors-champs, en travaillant le sound design etc, Clarke préfère filmer des trucs viciés en gros plans sans attacher d'importance au développement de son argumentaire (si tant est qu'on doive réduire un produit artistique à cela). C'est l'exemple-type d'échec cinématographique que je n'aime pas parce qu'il est doublement fautif de faire passer le sentiment par autre chose que le cadre (grosso modo, te faire ressentir de la peine pour un personnage en te montrant quelqu'un de choisi pour être pathétique par exemple) et d'essayer d'exacerber cela par le dispositif puisque naturellement l'image n'est pas cinématographique, et par conséquent est faible.

Pour ce qui est du rapport de destruction, oui on le retrouve très souvent chez Bunuel, avec l'analogie et la figure très pure du conflit (donc de la destruction, tu as raison). Par exemple dans L'Age d'or, comme tu le mentionnais, avec quelques images d'un scorpion qui se défend en attaquent un rat, développées ensuite dans le film avec cet homme réagissant à l'instinct face à la bourgeoisie qui le méprise.

Et du coup on est encore en désaccord puisque je ne trouve pas que Bunuel dévoile les pires facettes de l'humain, justement il s'attache à parler de ses instincts les plus naturels. Comme dans Cet obscur objet du désir, avec Mathieu qu se sent castré de ne pouvoir aimer physiquement une femme qu'il désire ardemment. Et à l'inverse la femme qui souffre du désir d'être aimée (primo) et de ne plus vivre dans le cadre (secondo). C'est d'ailleurs un truc que j'ai trouvé remarquable dans Les fantômes de la liberté, avec tous ces hommes et femmes qui ne vivent que quelques instants, le temps de mettre inconsciemment à bas le (très justement nommé) fantôme de la liberté, puisque de toute évidence ils ne naissent et meurent que par leur occurrence dans le récit. Il y a d'ailleurs ce moment très drôle où Lonsdale invite des moines à prendre un verre dans sa chambre (déjà...) et leur dit qu'il s'agit de célébrer le hasard qui les réunit en ces lieux, alors même que l'Eglise rejette toute conception du hasard et de la chance.

Sinon tu parles de surréalisme et je trouve amusant que personne ne parle de "surréalisme bunuelien" en particulier, tellement ses partis-pris surréalistes sont singuliers et opposés à ce que Jodorowsky ou d'autres cinéastes cloisonnent comme étant le centre de leur oeuvre. Par exemple dans Nazarin le surréalisme est un acte de foi (somme toute tout ce qu'il y a de plus concevable).

Autrement c'est drôle que tu parles de ce qui lie les deux personnages de Cet obscur objet du désir, car il y a justement une réplique géniale de Carole Bouquet que je ne retrouve plus mais qui dit, en gros, avoir peur que Matthieu ne l'aime plus une fois son désir consommé. Parce que je trouve incroyable cette dernière remise en cause de Bunuel qui, pour son dernier film, amène le dernier affrontement qui est celui du genre (entre la femme qui aime l'homme, l'homme qui désir la femme, et l'objet du désir étant pour l'un la personne de l'autre et pour l'autre le sexe de l'un) alors que son oeuvre tourne majoritairement autour de bourgeoisies qui regardent les peuples (et vice-versa) et d'enfants de Dieu qui regardent autour d'eux (même si Viridiana tend à mêler les trois idées). C'est justement très bien pensé ce retournement, à la fin, où les deux amants se retrouvent dans une galerie marchande et finissent par une énième dispute à l'intérieur-même d'un symbole de l'opulence aristocratique (au sens économique), histoire de dire que le seul objet d'un désir que ne peuvent assouvir les nantis c'est la disposition du sexe d'autrui (et ça renvoie justement à la figure de Pénélope qui coût un drap taché de sang virginal que regarde encore avec envie Matthieu alors même qu'il a subi cette envie durant tout le film).

Hadrien : Oui, je me suis sans doute mal exprimé en écrivant "les pires facettes", je pensais effectivement plutôt aux instincts les plus naturels, les plus primaires (et parfois les plus bas).



Conversation de décembre 2017.

vendredi 19 janvier 2018

Manpower - Raoul Walsh


Johnny Marshall (George Raft) et Hank "Gimpy" McHenry (Edward G. Robinson) sont deux amis réparateurs de lignes électriques à haute tension qui jouent chaque jour avec le feu face aux dangers de leur métier. Un soir, ils font la connaissance de Fay, une chanteuse de cabaret, qui va semer le trouble dans leur amitié. 

Voilà un film sidérant. On pourrait le rapprocher de Seuls les anges ont des ailes, sorti deux ans plus tôt (omniprésence de la mort, rapports tendus entre hommes et femmes, film de bande qui croise le mélodrame), mais le film de Hawks est moins sec et brutal que celui de Walsh. Dans Manpower, les ruptures de ton sont constante malgré un rythme effréné qui laisse l'impression d'un récit direct et implacable (c'est un pur film d'action). Ce que dit Manny Farber dans son article sur Walsh, à propos de l'idée de redoubler le pathos et l'humour, me semble très vrai. C'est ce qui permet au film de rester juste malgré les ruptures à répétition : on ne passe jamais vraiment du rire aux larmes puisque les deux sont toujours plus ou moins là. Comme une balance qui penche d'un côté ou de l'autre selon les nécessités de la scène. La brutalité du film proviendrait alors plutôt de cette tension extrême entre les hommes et les femmes. Là encore il s'agit d'une balance, d'un équilibre à trouver, mais l'atmosphère est si tempétueuse, si électrique, que la violence semble inévitable (à noter qu'il suffit d'une femme pour mettre en péril l'équilibre d'un milieu exclusivement masculin ; qui d'autre que l'extraordinaire Marlene Dietrich* pour jouer ça ?).

*Je suis plutôt d'accord avec le reproche qui peut être fait à Dietrich, celui qui consiste à dire qu'elle est trop consciente de son charme et de son jeu, mais je vois toujours chez elle (en particulier chez Sternberg, mais dans Manpower aussi) une profonde solitude. Comme si ses charmes, ce jeu de séduction permanent, cette figure de femme fatale qu'elle incarne, étaient en fait une immense carapace (un peu comme Loana de Loft Story, pour laquelle le spectateur éprouve une empathie très similaire). Ce qui est extraordinaire dans le film de Walsh, c'est qu'elle envahit l'espace à chaque apparition, c'est comme si elle prenait le film à son compte. C'est d'autant plus impressionnant que la fragilité du personnage n'est jamais voilée pour autant, mais Dietrich se protège de cette fragilité en amenant à elle tout ce qu'il y a autour (le plan de son apparition me semble particulièrement signifiant : un travelling avant assez rapide qui efface tout l'environnement jusqu'à ce qu'on ne voit plus que son visage entre deux barreaux : pour lutter contre l'oppression elle absorbe l'espace, elle fait fonction d'aimant). Il y a d'ailleurs une scène renversante dans Manpower, c'est celle de la discussion dans l'escalier entre Johnny et Fay/Dietrich. A ce moment-là, elle ne parvient plus à lutter, les sentiments sont trop forts, l'oppression aussi ; tout ce qui se passe devient trop lourd pour elle et elle apparaît pour la première fois en position de vulnérabilité, si bien qu'elle finit par lâcher une larme. Larme sans doute pas aussi mythique que celle du mariage de L'Imperatrice Rouge (le cinéma de Walsh est rarement aussi ample que celui de Sternberg), mais non moins bouleversante. 

jeudi 11 janvier 2018

Top 2017


Avec un peu de retard, mon top de l'année...

1. Un jour dans la vie de Billy Lynn - Ang Lee
2. Argent Amer - Wang Bing
3. Mrs. Fang - Wang Bing
4. La Planète des singes : Suprématie - Matt Reeves
5. Belle dormant - Adolfo Arrietta
6. La villa - Robert Guédiguian
7. Ex Libris, The New York Public Library - Frederick Wiseman
8. L'Amant d'un jour - Philippe Garrel
9. I Pay for your story - Lech Kowalski
10. Hans - Abel Ferrara

Je tiens à mentionner aussi ces films appréciés de façon plus modérée : L'autre côté de l'espoir d'Aki Kaurisamki ; Le Jour d'après et Yourself and Yours de Hong Sang-Soo ; Thor : Ragnarok de Taika Waititi ; Visages, villages d'Agnès Varda & JR ; Barbara de Mathieu Amalric ; async - firt light d'Apichatpong Weerasethakul ; 23/8 de Michaël Hallé et Spectacle Gratuit pour mes Abonnés de Xavier-Louis de Izarra.

Qelques films pas encore vus mais qui m'intéressent pour une raison ou pour une autre et qui auraient pu, potentiellement, trouver une place dans ce top : 6 Portraits XL d'Alain Cavalier ; Entre les frontières d'Avi Mograbi ; Mister Universo de Tizza Covi & Rainer Frimmel ; Jamais contente d'Emilie Deleuze ; Certaines femmes de Kelly Reichardt ; ainsi que la 11e saison de Secret Story et la 3e saison de Twin Peaks.

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...