Je suis allé voir Le Poirier sauvage, de Nuri Bilge Ceylan. J'ai quitté la salle au bout de 2h de film (il en dure 3) tellement je m'ennuyais. Tout ça me semblait en-dehors des choses, en-dehors du monde. C'est peut-être ça l'austérité véritable (qu’on impute bêtement au cinéma des Straub, pourtant d’une sensualité débordante).
Il y a une scène, dans Le Poirier sauvage, où un garçon et une fille s'embrasse sous un arbre, et à ce moment-là le vent passe à travers les feuilles de l'arbre et vient caresser le cou des amants. Ce moment-là est ridicule, précisément parce qu'il n'y a rien de concret. Le vent, les feuilles... Rien n'existe. On dirait qu'ils ont passé un coup de ventilateur ; on croirait l'arbre en plastique. Rien n'a été filmé dans cette scène, ce qui s'est passé c'est que le réalisateur avait une certaine idée du romantisme en tête et qu'il a mis cette idée en image : c'est ce qu'on appelle un cliché. S'il avait vraiment regardé les amants, regardé l'arbre, senti le vent... il aurait pu les filmer. Mais il n'y a rien de concret précisément parce que ce qu'on voit n'est qu'un délire personnel de Ceylan (complètement pris dans la mode son époque en plus, c'est-à-dire déjà terriblement daté), qui s'est imaginé les choses d'une certaine façon avant même de les avoir réellement vues.
Dans Antigone de Straub-Huillet, on sait dès le départ qu'Antigone ne cédera pas (car on connaît le mythe, et car la version adaptée -celle de Brecht- joue sur cette inéluctabilité qui est donnée d'emblée, contrairement à la version de Sophocle dans laquelle on y croit sans y croire jusqu'au bout), mais il y a un moment dans le film où l'on sent que le fossé qui s'est creusé entre elle et Créon est trop grand dorénavant, et qu'il n'y a plus aucun espoir pour elle. Si bien que sa colère, à ce moment-là, se décuple et donne l'impression de quitter son corps, comme si elle abandonnait ce corps condamné pour glisser dans l'air et devenir une colère plus métaphysique, c'est-à-dire une colère d'idée, une colère politique, qui dépasse les intérêts individuels des deux personnages de la scène. C'est un passage qui est déjà contenu dans le texte de Brecht, et le travail de Straub-Huillet a consisté à en rendre compte avec le plus de justesse possible. Pour cela, ils ont construit un plan avec Antigone en légère contre-plongée, sa tête au centre du cadre, avec un derrière elle un arbre cachant le bleu du ciel. La composition est déjà admirable, mais ce qui rend ce moment absolument sublime dans le film, c'est qu'il y a un coup de vent au moment précis où elle prononce (ou entend, je ne sais plus si c'est Créon ou elle qui parle) les mots qui la condamnent définitivement. Ainsi l'idée de Brecht d'une colère qui deviendrait métaphysique s'incarne-t-elle à l'écran, concrètement.
Et il n'est aucun doute possible : le vent qui passe est un vent réel, non pensé par les Straub, dont la seule intelligence aura été d'accepter humblement ce "cadeau de la nature" qui pénètre dans leur cadre parfaitement préparé à le recevoir (un plan des Straub est comme une Terre d’accueil). C'est donc la démarche inverse de celle de Ceylan : si les Straub partent aussi d'une image mentale (comment faire autrement ?), leur travail consiste à confronter cette image pré-conçue à la vérité concrète de la nature, puis d'observer (de filmer). C'est là la différence fondamentale entre l'humilité profonde d'un artisan, qui se met au service (et à l'écoute) des choses, et l’orgueil prétentieux d'un artiste, qui croit tout savoir à l'avance.