Vu Antiporno (2016), de Sion Sono. Je trouve ça nul et pourtant je crois que c'est le moins pire des Sion Sono que j'ai vus (parce que c'est le plus court, peut-être...). Je craignais un délire déviant assez obscène, mais le film ne tombe pas là-dedans (heureusement). Seulement c'est d'une prétention incroyable (les couleurs, la musique, le côté méta, l'hystérie, la pseudo-auto-critique à la fin...). Je vois vraiment ça comme un délire esthétisant, alors que le sujet est assez fort à la base, et d'ailleurs c'est ce qui fait illusion à plusieurs reprises dans le film : j'ai cru que ça commençait à vivoter un peu par instants, avec les tourments intérieurs de l'actrice (qui ne semble pas si mauvaise au demeurant, mais dans le film elle n'existe jamais, elle n'a pas le temps ni l'espace pour exister), mais à chaque fois il y a une surenchère grossière qui étouffe la possibilité d'émotion de la scène, comme si Sion voulait rappeler à chaque instant sa présence en tant qu'Artiste. Mais il confond travailler un plan et créer une image. Là tout ce qu'il fait c'est recouvrir une surface plate de plein de couleurs et de plein d'effets en espérant qu'elle gagne un peu de relief... Dit comme ça on pourrait assimiler ça au travail d'un peintre, mais un bon peintre lève les yeux, ou les ferme pour imaginer, mais il y a de l'imagination, il y a un regard, tandis que Sion ne regarde que son image (le monde n'existe plus) et il se défoule dessus jusqu'à ce qu'elle donne l'illusion d'être originale, d'être "artistique", sauf que c'est tout le contraire, ce n'est pas original du tout, il n'y a aucune imagination, il y a seulement de l'imagerie en vrac, balancée au hasard. Les images de Sion sont les mêmes que toutes celles des pseudo-originaux, il n'y a aucune vie, aucune incarnation, ce sont des gens qui vivent le nez plongé dans les images. Et je trouve ça très triste... D'autant plus triste que dans Antiporno il y a comme un début de conscience, comme si Sion avait eu de l'intuition, en mettant en scène l'histoire d'une actrice enfermée dans un rapport complexe avec son propre désir (et dans une salle, aussi, au coeur-même du cinéma dans ce qu'il a de plus pernicieux), qu'il parlait un peu de lui-même. Et c'est sans doute ce qui fait que le film est par moments presque incarné, mais à chaque fois il s'auto-censure, il étouffe sa propre imagination, par peur ou par inconscience, je ne sais pas…
Du coup ça me fait penser à Spring Breakers, parce que c'est un film qui rend compte, justement, de cet enfermement dans les images. Mais dans Spring Breakers il y a toujours le corps et son image au sein d'un même plan. On entend le cœur qui bat sous l'oppression tout du long. Il y a l'imagerie, le cliché, l'effet-cinéma... qui s’agitent avec fureur, mais dans le même temps il y a des gestes, des regards, des visages... Les personnages s’engouffrent toujours plus loin dans le vulgaire, l’obscène à la recherche d'une certaine sensation de la vie qu'ils croient avoir perdu. Ils sont tellement figées dans des images, à la fois d’eux-même (objets superficiels et ultra-sexualisés) et du monde (d’où la violence de chaque rencontre avec l’altérité) qu’ils cherchent à tout prix à trouver quelque chose qui les ramène de force au mouvement de la vie, quitte à se mettre en grand danger. Ce qui engendre une lutte acharnée du corps contre l'image (comme chez Sternberg, comme chez Ferrara). Il y a une scène que je trouve extrêmement forte dans le film, c’est le moment où le personnage joué par Rachel Korine est blessé au bras. C’est un événement d’une grande brutalité précisément parce que c’est un rappel au corps. C’est là que le personnage de Rachel Korine prend conscience, instantanément, de sa présence physique et sensible au monde (d’où le raccord temporel : il fallait qu’on voit directement après le tir un plan dans lequel elle se touche le bras). Et si elle part, c’est moins pour se soigner ou par peur de la suite que parce qu’elle a obtenu (au prix d'une grande violence) ce qu’elle était venue chercher. L’aliénation était telle qu’il aura fallu transpercer littéralement l’image. D’ailleurs il y a juste après un plan que je trouve très beau aussi (et qui me fait beaucoup penser, dans l’idée, à un autoportrait de Vivian Maier), c’est celui d’Alien jouant seul du piano. On entend en parallèle la voix des filles répétant que c’est un trouillard, et on le voit seul avec son reflet, comme si l’événement avec Rachel Korine lui avait permis de prendre lui aussi conscience de ce qu’il pouvait y avoir d’altérité dans sa propre image (c’est-à-dire que lui et son image ce n’est pas exactement la même chose). D’où la peur naissante : on n'est plus dans un jeu vidéo ou dans Scarface, le corps existe ; la mort est possible. Je trouve le film magnifique (et en même temps absolument terrible) pour ça.
Mais il n'y a rien de tout ça chez Sion Sono. Je me souviens de Straub (dans le microfilm avec Daney) qui différenciait Fassbinder de Ford parce que chez Ford, quand un personnage tombe dans l'escalier (dans L'Aigle vole au soleil), on voit qu'il y a de l'expérience, que ce qui est filmé est vrai parce que Ford sait ce que c'est de tomber dans l'escalier (peut-être l'a-t-il vécu, peut-être l'a-t-il simplement observé, mais il a fait son travail de cinéaste). Tandis que Fassbinder, selon Straub, ne sait même pas ce que c'est de se prendre un mur ou de trébucher sur une peau de banane, il n'a aucune expérience, donc il est incapable de faire un bon film.
Korine sait mieux que personne ce que c'est que l'aliénation, l'addiction aux images, c'est pour ça que Spring Breakers est un si film si fort. Sion n'en sait rien, il a trop le nez dedans, il est trop aliéné lui-même pour être en mesure de prendre de la distance par rapport à cette aliénation. Du reste le cinéma n'est qu'une question de distance, quand on regarde quelque chose de trop loin on ne voit rien, et de trop près on ne voit rien non plus.