jeudi 2 novembre 2017

Dialogue entre Marguerite Duras et Elia Kazan à propos du Fleuve Sauvage




Marguerite Duras : Quel est le film de vous que vous préférez ?


Elia Kazan : Mon film préféré est America, America.

Duras : Moi, j'ai une passion pour une partie, je ne dis pas tout le film, du Fleuve Sauvage. Je crois que l'histoire d'amour entre Lee Remick et Monty doit être parmi les plus grandes qui aient jamais été filmées. Peut-être c'est la plus grande, elle a une chance d'être la plus belle. Peut-être je vais vous choquer mais la vieille dame me semble anecdotique, à côté de l'autre histoire. Il fallait quelque chose comme ça, l'existence de la vieille dame. Mais ce qu'elle provoque est plus grand qu'elle. Le véritable sujet du film, sa transgression si on peut dire, ce n'est pas qu'elle soit enlevée de l'île, qu'elle soit chassée, c'est cet amour-là. Entre Lee Remick et Monty vous avez réussi à filmer le désir. Ça arrive une fois sur dix mille. J'ai réussi à le filmer dans un film que peut-être vous n'avez pas vu, qui est India Song. Il n'y a pas un seul baiser dans Le Fleuve Sauvage, il y a un lit qui ne sert à rien, ça dure une heure et quart, c'est fabuleux. On a le sentiment d'une direction d'acteurs, d'une sorte de propulsion qui est donnée une fois pour toutes aux acteurs après quoi ils n'ont qu'à suivre sa trajectoire. Le désir n'est jamais exhaustif, réalisé, même quand il lui dit "nous allons nous marier", qu'il est couché, qu'il vient d'être battu. Même à ce moment-là il n'y a pas de baiser. J'ai vu trois fois le film, et trois fois c'est le même éblouissement.

Kazan : En effet, ils ne s'embrassent jamais.

Duras : C'est fabuleux. Vous êtes peut-être le seul auteur qui ait fait un film -en Amérique- sur le désir, qui est la chose infilmable.

Kazan : C'est difficile à filmer. Ce n'est pas une question de nu, de nudité. C'est important pour moi, je l'ai ressenti, donc... De toutes façons Lee Remick est une de mes actrices préférées, c'est une femme merveilleuse, terrible. Montgomery Clift était malade à cette époque-là, il venait d'avoir ce terrible accident.

Duras : Oui, il a comme une paralysie au visage mais qui abonde dans cette espèce de timidité, de douceur... il est comme impuissant dans le film. Et l'impuissance à ce moment-là devient une dimension gigantesque, devient une séduction majeure.

Kazan : Vous voulez dire que Lee Remick le réveille, lui permet de sortir de cette impuissance ?

Duras : Ah non au contraire, je crois que Lee Remick est amoureuse de cette séduction, de cette impuissance. Elle coupe avec le radicalisme hétérosexuel, elle est amoureuse d'un homme qui apparemment est incapable de la pénétrer. C'est comme ça que je le sens, que je vois le film.

Kazan : Oui, c'est vrai. C'était un homme malade, fatigué, détruit, qui dépendait d'une infirmière la nuit, pour veiller sur lui. C'est absolument vrai, c'est la vérité.

Duras : C'est magnifique de l'avoir montré. Il est dans sa vérité. Ce n'est pas tragique. Il est tragique, si vous voulez, mais ailleurs, pas dans le film. Dans le film c'est comme un nouvel état de l'homme. Et ce nouvel état de l'homme, la femme y adhère complètement. Ce couple est le couple le plus vrai qu'on puisse voir parce que la brutalité, là... C'est difficile de parler de ces choses-là, de les nommer. Disons qu'il y a dans l'hétérosexualité une finalité constante et mortelle. Et là, elle est évitée. Là, j'ai l'impression que le couple du Fleuve Sauvage est uni pour toujours. Il ne s'agit pas seulement d'un mariage mais d'une complicité sexuelle de laquelle découle une autre complicité, celle-là très profonde, essentielle, indestructible, toujours nouvelle parce que toujours hasardeuse, jamais assurée, divagante, qui ne se trouvera jamais et qui donc ne se fixera jamais et qui donc est au plus près du désir, de l'envahissement informe du corps, de l'esprit par un premier désir et au plus près aussi de l'indéfini et de l'immensité de sa conséquence. Aborder là c'est partir pour le voyage. La seule pénétration de la femme par l'homme -qui a produit toute l'humanité- n'est que l'acte de procréation sur lui-même, forclos, arrêté.

Kazan : Tous les deux ont énormément besoin l'un de l'autre dans le film, à cause de ces forces contradictoires. Montgomery Clift, c'était un homme tragique. Il était homosexuel mais il avait un grand besoin des femmes. Il tournait autour de ma première femme tout le temps. Quand je rentrais à la maison, il était assis par terre et ma femme était sur le sofa...

Duras : Je ne vois pas l'homosexualité comme une différence. Je la vois comme un parcours plus détourné. Je ne la vois pas comme un problème en soi, l'homosexualité féminine non plus d'ailleurs.

Kazan : Il avait l'impression qu'à cause de son homosexualité il était dans une position d'infériorité dans la société américaine. A cette époque il n'y avait aucune base du respect de soi-même pour un homosexuel à Hollywood. Des gens comme John Wayne étaient très méprisants. Le réalisateur Howard Hawks était très méprisant. Ils l'épinglaient tout le temps. Il était presque tout le temps tremblant. Il tremblait vraiment. Je devais lui tenir la main pour le calmer.

Duras : J'espère qu'il y en aura de plus en plus des hommes tremblants comme lui. Ce mot est beau : tremblant. Est-ce que vous êtes d'accord avec ce que j'ai dit du Fleuve Sauvage ?

Kazan : Oui. C'est un de mes films préférés. Quelque chose n'allait pas dans le personnage de la vieille dame. Peut-être n'a-t-elle pas assez de rapport à la terre, je ne sais pas. Pour moi elle représentait une force interne mais peut-être aurais-je du la montrer en train de travailler, lui donner plus de racines. Elle a l'air d'arriver sur scène avec une attitude préparée à l'avance. Je n'avais jamais pensé à ce que tu as dit, Marguerite, de l'histoire d'amour entre les deux, mais je suis d'accord. J'aurais dit que ce besoin qu'ils avaient l'un de l'autre avait cette force parce qu'ils étaient opposés. Il était faible et loin ; elle apportait sa force. Le besoin rencontrait le besoin. J'ai remarqué dans ma vie, j'en ai fait l'expérience, que lorsque le besoin rencontre le besoin, c'est ce qu'il y a de plus fort. Ce n'est pas exactement le sexe, c'est l'amour peut-être, le désir...



Extrait d'une conversation entre Marguerite Duras et Elia Kazan (L'Homme tremblant) publiée dans les Cahiers du cinéma n°318 (décembre 1980).

« La chaleur des meules devint si forte qu’on ne pouvait plus s’en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des cré...